Elle allait et venait avec la rage d’un taureau fou.
— Clarice est morte à cause de vous ! Vous, les flics, les journalistes ! Vous l’avez… effrayée, vous m’avez fait passer pour un monstre !
L’arme tremblait entre ses doigts brûlés. Elle hurlait. Lucie comprit à son regard qu’il n’y aurait pas d’issue. Un de ces romans qui finissent mal. Sans coucher de soleil.
Le dos plaqué contre une paroi, la maman des jumelles ferma les yeux, se laissa envahir de flashes. Des douceurs de lait. Des chaleurs de câlins. Des jardins de roses.
Dieu vous préserve de l’horreur du monde, mes filles… Votre maman vous aime…
— Cette fois, il n’y aura pas de pardon ! Vous brûlerez tous en enfer !
Delahaie visa le crâne de Lucie, à dix centimètres à peine.
Du fin fond du cortex, la mort explosa.
D’abord le sang. Puis le cœur qui s’arrête. Pour l’éternité.
Le mal appelle le mal. Tout devait finir ainsi…
45.
Il pleut. Au plus fort de l’hiver. Des traits d’eau pénétrants comme des poignards, si froids qu’aucun vêtement ne résiste à leur morsure.
Aujourd’hui, on enterre un flic. L’être parti dans l’exercice de ses fonctions impose un respect silencieux. Pas un seul des officiers, brigadiers, gardiens de la paix présents n’ose dévier le regard. Tous fixent ce drapeau qui s’affaisse sur son étendard.
La plupart d’entre eux ne connaissent pas la victime.
Pierre Norman pleure. Ses larmes se mêlent au ruban noir de ses souvenirs et lui rappellent que l’existence n’est qu’une poussière, une bulle de vie dans l’océan du monde. Les bons meurent, les méchants se multiplient. Il en va ainsi. On se donne juste des illusions en pensant qu’un jour, ce pour quoi l’on œuvre aura servi…
Une femme avance lentement, au loin, au milieu des tombes grises et blanches. Elle demeure un moment en retrait, au pied d’un sycomore, puis se décide à rejoindre le cortège.
La pluie redouble de violence.
Serrée dans un uniforme noir, elle se glisse sous le parapluie du lieutenant et se pelotonne contre lui. À ses côtés, elle se sent bien. Elle sait que c’est réciproque.
— C’était un bon flic, souffle-t-elle à son oreille. Tout le monde l’appréciait. Les coupables paieront toute leur vie…
Pierre Norman la regarde sans lui répondre. La femme déchiffre dans ses prunelles un embrasement furieux, son silence porte la marque d’une amertume infinie. Il est comme ça, Pierre, tout en ruptures. Solide à l’extérieur, fracassé à l’intérieur. Un flic quoi…
— Colin est allé jusqu’à sacrifier sa famille pour son métier, finit-il par dire d’une voix peinée. Il… Il… Comment dire ? Il y croyait… tellement ! Une stupide intervention pour une bagarre… et voilà comment ça se termine…
Pierre est à fleur de peau. Lucie lui prend la main, la serre dans les siennes.
— La mort ne frappe pas toujours là où on l’attend…
En cet instant, ils mesurent toute la portée de ces quelques mots. Colin, croyant retourner chez lui après une intervention banale, comme il y en a dix par jour, et qui ne rentrera jamais. Lucie, qui s’était vue morte, le Beretta sur la tempe, juste avant que Pierre n’ouvre le feu et tue Viviane Delahaie…
Tant de destins chavirés…
Lucie relève le menton. Elle se retient de pleurer. Colin… Elle lui doit la vie, en définitive. C’était lui qui avait appelé Pierre, occupé autour du cadavre carbonisé de Vigo Nowak, pour lui raconter que Vervaecke avait, plus jeune, travaillé à la SPA de Petite-Synthe. C’était grâce à ce coup de fil que Pierre s’était souvenu des adresses entraperçues sur l’écran de Lucie et qu’il avait remonté la piste. Petite-Synthe… Corneille, la vétérinaire… La fiche de Delahaie, laissée en évidence sur l’ordinateur… Eperlecques… Puis les caves lugubres… Tout s’était enchaîné si vite.
Sagement assises dans leur parc, Clara et Juliette agitent des hochets. Sept mois après leur naissance, les mignonnes commencent à faire leurs nuits. Enfin presque… Les premières dents pointent leur émail et les tiraillent de douleur. Alors il faut se lever, encore, et les consoler jusqu’à ce que le sommeil les emporte. Pierre est très doué en matière de câlins.
La maman observe la ligne de vie de sa main droite, ce sillon qui creuse sa paume comme une lame de faux.
— Dis, tu crois qu’elle ressemblait à quoi, la ligne de vie de Viviane Delahaie ?
Pierre Norman ferme lentement les yeux et soupire.
— Alors maintenant, les lignes de vie… Ça fait presque trois semaines que cette histoire est terminée et tu continues avec ça tous les jours. Arrête… S’il te plaît…
Lucie ne l’écoute même pas, se parlant à elle-même, promenant son index sur sa main.
— Elle devait être cisaillée de toute part… Tant de malheurs… Comment ne pas…
— Lucie ! S’il te plaît !
Pierre se lève et s’empare d’un épais dossier, sur la table du salon.
— Je ne veux plus voir ça, OK ? Cette histoire est ter-mi-née !
Énervé, il lance le pavé devant lui. Des feuillets volent en tous sens. Norman remarque alors un carnet qui dépasse d’une pochette mal fermée, un de ceux que Lucie possède dans ses tiroirs. Il l’attrape, en tourne les pages.
— Laisse ce carnet !
Pierre s’éloigne et se met à lire à voix haute.
— « À dix-huit ans, Viviane Delahaie récupère son héritage, réinvestit la maison familiale, au cœur de la forêt, brûle tout ce qui concerne son père. Photos, papiers, effets personnels. Puis, Vivianne… »
Il foudroie la jeune femme du regard.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Tout se qui s’est produit ne t’a pas suffi ?
— Pierre, je t’en prie… ces écrits n’appartiennent qu’à moi.
— Comme tout le reste ici, hein ? C’est ça ?
Norman fronce les sourcils et poursuit sa lecture :
— « Vivianne s’inscrit en faculté de médecine où elle s’oppose à l’autorité de ses professeurs, des hommes pour la plupart. Malgré un don naturel pour les pratiques médicales, elle est renvoyée. Elle vivote alors de petits boulots, devient femme de ménage dans des entreprises de la zone industrielle et même au commissariat de Dunkerque où elle ne croise que l’aube… »
Pierre tourne la page. L’écriture est nerveuse, mais très aérée.
— « Une situation idéale pour quelqu’un qui ne supporte plus le regard des mâles sur son corps magnifique. Elle apprend aussi à se vieillir, se cacher sous des masques, des implants de latex, des perruques qu’elle confectionne. C’est alors qu’elle se met à naturaliser des animaux. Jour et nuit. Elle ressent le besoin de conserver des bêtes, de les soustraire à l’épreuve du temps. Puis, lorsqu’elle étouffe la petite Cunar, elle se rend compte que tuer des humains n’est pas si différent de tuer des animaux, et… »
Pierre arrête de lire et secoue la tête de dépit. Il y en a des pages et des pages. À certains endroits, des articles de presse, pliés et collés sur le papier. « Janine Delahaie, assassinée en pleine forêt par son mari » ; ou encore « Le calvaire d’une fillette, enfermée avec le cadavre de sa mère ».
— Pourquoi as-tu écrit tout ça ? lance Pierre d’une voix dure. À quoi ça rime ?
Lucie tente de lui reprendre le carnet, mais il l’en empêche.
— Pourquoi Lucie ? Pourquoi ?
— Mais parce que… Parce que je voulais savoir ! Comprendre cette femme !
Norman hausse les épaules.
— Comprendre cette femme ? Merde Lucie ! Je l’ai butée, nom de Dieu ! Et elle a failli en faire autant avec toi ! Il n’y a rien à comprendre !
Son visage, d’ordinaire si pâle, vire au rouge. Sur les pages du carnet, d’autres termes morbides : « cœur… poumons… reins… cadavres… artères… mort… Fragonard… » Ses pupilles se fixent soudain sur une phrase, inscrite en majuscules, au bas de la page : « LA CHAMBRE DES MORTS ».