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— La chambre des morts… répète-t-il. La chambre des morts…

Il lâche le carnet sur le sol et se laisse choir dans le sofa, exaspéré. Lucie se précipite à ses côtés.

— Oui, Pierre… La chambre des morts. Cette pièce chauffée, dans les caves, représentait l’ensemble de ses peurs et de ses joies d’enfance. Le loup hurlant, que tous les enfants craignent. Ces mouches qui rôdaient autour d’elle après la mort de sa mère. Puis des images plus douces, comme les poupées dans le lit, l’univers rassurant des petits animaux à l’aspect affectueux. Capucins, kangourous. Quelle symbolique extraordinaire ! À l’image des caves et des galeries glaciales, son cerveau n’était peuplé que de douleur et de haine. Au milieu de cette matière dantesque, cette pièce minuscule, très chaude, la seule pointe d’humanité qui persistait encore en elle… La chambre des morts…

Pierre n’en revient pas. D’un jour à l’autre, Lucie lui semble différente. Il se demande s’il réussira jamais à la comprendre.

— Ne m’en veux pas, lui glisse-t-elle à l’oreille. Il fallait juste que j’aille au bout de cette histoire. Ce carnet, je vais le ranger dans un tiroir, et ne plus jamais y toucher.

Pierre désigne un épais grimoire.

— J’aimerais que tu fasses aussi disparaître ce livre…

Lucie se lève, souffle sur la couverture de l’Anatomia Magistri Nicolai Physici et le pose sur une étagère, au-dessus de l’armoire aux vitres teintées.

— Il y a quand même du positif dans tout ça, dit Lucie, éprouvant le besoin de se rattraper. Cette femme enceinte, ce type, Sylvain Coutteure, qu’on a pu arracher de ses griffes…

— Du positif, oui… Je te rappelle qu’ils ont retrouvé le gars mort avant son arrivée à l’hôpital, suicidé avec un scalpel ! Tous ces cadavres pour une histoire d’oseille…

Lucie pose Clara sur les genoux de Pierre et serre Juliette contre sa poitrine.

Le lieutenant se tourne vers les dunes scintillantes. La chaleur de l’enfant apaise sa colère. Par-delà les monts, le ciel traîne ses rouges maladifs vers l’Angleterre.

— On va coucher les beautés ? demande-t-il en inclinant la tête. Histoire de tout oublier, de se garder un petit moment rien qu’à deux…

— Avant ça, Pierre, je vais te raconter l’histoire la plus extraordinaire que tu aies jamais entendue. Quelque chose qui risque de changer définitivement ta vision du monde. Je voulais t’en parler depuis la mort de Delahaie, mais… je n’étais pas prête… Et toi non plus, peut-être…

Le policier cligne lentement des yeux. Son cœur bat un peu plus vite.

— Je t’écoute… Mais… évite le morbide, OK ?

Lucie acquiesce.

— Plus jeune, mes parents et moi rendions constamment visite à mes grands-parents. Chaque samedi, chaque dimanche, cinquante-deux semaines par an. Les pères disputaient une partie de belote, les mères discutaient et nous, les cousins, cousines, jouions dans la cour, derrière la maison… Mon grand-père nous avait formellement interdit d’aller au fond du jardin, où il entretenait son potager sacré. Ceux d’entre nous qui s’y risquaient recevaient une raclée monumentale, alors j’aime autant te dire qu’on évitait le coin ! Mais une après-midi, nous avons tenté l’aventure. L’un de mes cousins surveillait pendant que le reste de la troupe s’enfonçait sur un long chemin de béton, miné de tessons de bouteilles. Mon grand-père détestait les chats, c’est cruel mais il ressentait une jouissance de guerrier sanguinaire à chaque fois qu’un félin se coupait les coussinets dans ses pièges. Bref, nous avancions prudemment dans ce champ de verre quand un oiseau surgi d’un arbuste m’a déséquilibrée. Je suis tombée et là crac ! Ma paume droite s’est encastrée dans un tesson. Rien de vraiment méchant, pas de points de sutures mais regarde, la cicatrice est encore visible ici, au tiers de ma ligne de vie. Tu la vois ?

Norman grimace et acquiesce.

— Trois jours plus tard, sur la plage de Fort Mahon, mon frère et moi faisons une course, premier arrivé à la mer ! Nous nous ruons en direction de l’eau, et là boum, mon pied se prend dans un pâté de sable, je chute et un coquillage vient se loger dans mon autre paume, la gauche. Nouvelle entaille…

— Montre-moi tes paumes, demande Pierre.

Lucie regroupe ses mains, déploie lentement ses doigts. Le lieutenant écarquille les yeux.

— C’est… c’est ahurissant ! Au même endroit !

— J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’un pur hasard. Tu sais quel âge j’avais ? J’avais douze ans. Ma première cicatrice est apparue le douze août 1987, la seconde le quinze août.

Pierre se lève brusquement, Clara dans ses bras. Sa gorge palpite, son cœur s’embrase.

— Tu… tu plaisantes Lucie ! Tu me fais marcher !

— Tu demanderas à mes parents. Oui Pierre, ces cicatrices se sont gravées sur mes mains quand la mère de Viviane Delahaie est morte. Presque jour pour jour.

— C’est une coïncidence… Une pure coïncidence !

— Mon destin a changé pendant que Delahaie était aux côtés du cadavre de sa mère. C’est à ce moment que l’avenir de cette enfant a été modifié, que la rage l’a gagnée et que… Ça a agi sur ma destinée ! Il était écrit dans le marbre que notre affrontement aurait lieu ! Une coupure, au tiers de ma ligne de vie…

Pierre ne réagit pas, il est sonné. Lucie lui serre le poignet.

— J’aurais dû mourir, si on en croit ces cicatrices ! Tu as réussi à dévier les trajectoires ! Il paraît que nous avons tous un ange gardien. Je pense avoir trouvé le mien…

Lentement, Lucie baisse la tête et pose un regard sur l’armoire aux vitres teintées. D’un ton très doux, elle ajoute :

— Je sais qu’un jour, j’aurai les réponses à toutes mes questions…

ÉPILOGUE

À l’horizon, les Carpates, leurs nacres réveillées par le dernier soleil de janvier. Leurs puissants contreforts qui s’étendent en une traînée laiteuse jusqu’aux terres lointaines de l’Est, contrées des vampires et des contes obscurs. Du haut d’un sommet, un Polonais s’abreuve de ces transparences infinies avant de chausser ses skis. Il slalome vers Zakopane, descend l’artère principale du village où s’entassent des cabanons attrape-touristes. On y trouve de tout. Jeux d’échecs géants, poupées gigognes, alcool pas cher, piles, cassettes vidéo bon marché… La pieuvre capitaliste frappe à toutes les portes.

L’homme s’arrête déguster un vin chaud à l’arrière d’un vieux chalet en bois.

— Dobry uneczôr ! lui envoie le serveur.

— Dobry wieczàr…

Des touristes se massent autour de violonistes tsiganes. Des Français, des Flamands débarqués après vingt-quatre heures de bus. Pas très frais, les types. Imbibés au Spiritus ou à la Zywiec, plus précisément. Tourisme alcoolisé. L’ambiance s’enflamme, le jeune homme les observe, dans un coin. L’air empeste la sueur mais pas la cigarette. Interdiction formelle de fumer. Tout s’embrase si facilement, ici comme ailleurs…

Vigo Nowak, les skis sur l’épaule, reprend la voie enneigée, direction l’hôtel où il loge depuis un mois. Ce soir, il quittera Zakopane pour la banlieue de Cracovie afin d’y louer un appartement au noir, le temps de se préparer une retraite dans une oasis plus chaude. Il ignore comment il sortira l’argent de Pologne, mais ici tout s’achète, y compris les billets sans retour. Il trouvera le moyen.

Le pays, ses parents, son frère lui manquent. Il ne les reverra sans doute jamais, hormis dans ses souvenirs. Leur courrier, leurs conversations téléphoniques doivent être surveillés. Grâce aux empreintes dentaires, à la datation des os, les flics se sont probablement rendu compte que le cadavre découvert dans la réserve à charbon n’était pas le sien.