Depuis l’étage d’un chalet, un enfant vêtu de noir fait dégringoler des boules de neige qui viennent s’écraser sur le trottoir. Vigo peste, dévie sa course et glisse de justesse vers le trottoir d’en face lorsque surgit une voiture lancée à pleine vitesse. Les jeunes Polonais roulent toujours très vite, avec ou sans verglas. Histoire de se faire remarquer.
Petit con ! pense-t-il, plus à l’égard du môme que du conducteur. À cause de toi, j’ai bien failli… Il se rappelle l’épisode de l’emballage des croissants, sur les marches du siège de La Voix du Nord. Cette capacité à dévier les destins que nous possédons tous.
Il lève un poing furieux vers la fenêtre mais elle est déjà refermée et le môme a disparu. Il hausse les épaules et pointe les yeux au ciel.
Il ne peut rien m’arriver, tu m’entends ? Tu m’as offert cet argent et essayé de me le reprendre, mais c’est moi qui contrôle mon destin !
Depuis l’épisode de la réserve à charbon en flammes, il s’était conforté dans l’idée que son ange gardien ne l’abandonnerait jamais. Lorsque Sylvain avait versé l’essence et fermé la porte, ce matin-là, Vigo s’était jeté dans la fosse à charbon avec l’argent, avait couvert le trou d’une plaque de tôle, échappant de peu à l’asphyxie grâce au conduit d’aération du fond. Le feu, en manque de bois, s’était vite éteint.
Son idiot de voisin, quant à lui, avait payé les frais de sa curiosité. Après l’avoir assommé, Vigo l’avait aspergé d’une cinquantaine de litres de pétrole qu’il conservait dans sa cave, avant d’allumer le feu d’artifice. Histoire de laisser un cadavre aux flics et de les calmer le temps qu’il remonte vers la Pologne au volant de la voiture du vieux.
Par chance – mais peut-on encore parler de chance ? - on ne l’avait pas arrêté à la frontière…
Comment cette histoire de fous s’est-elle terminée ? Il l’ignore et s’en fiche. Seul compte son avenir. Une vie de paillettes l’attend…
Derrière lui, des hennissements. Encore un cheval qui s’emballe. Les robustes quadrupèdes tirent jour et nuit des traîneaux bourrés de touristes et même lorsque la fatigue les écrase, le fouet les contraint à poursuivre. Normal que de temps en temps ils pètent les plombs. Nous sommes tous humains, même les bêtes, au fond…
Sauf que celui-là a l’air plutôt hargneux. Paniqué, terrorisé, il se dresse sur son train arrière, hennit, et frappe le traîneau de ses jambes postérieures. Deux hommes tentent de le rattraper, cravache à la main et vodka dans l’estomac. Le cheval quitte la route, bifurque et s’engage sur le large trottoir où évolue Vigo.
Merde !
Vigo lâche ses skis et se jette dans un tas de neige, sur le côté. Là, il ne craint rien. Le cheval fonce, haletant. Le traîneau renverse des poubelles, oscille, vient percuter un rebord de béton. Les lanières de cuir rompent, la tension propulse l’attelage aux patins acérés en plein sur Vigo.
La dernière image qu’il perçoit est le sourire de cet enfant aux vêtements noirs, à nouveau penché à la fenêtre. Il ne distingue ni ses yeux, ni ses cheveux, ni ses traits. Juste ce sourire, d’une blancheur éclatante.
FIN
*
[1]Electro Static Document Analyser. Appareil capable de révéler les impressions involontaires, invisibles a l’œil nu, marquées sur une feuille de papier.
[2]Mot ancien pour désigner un morceau de charbon. Les familles du bassin minier ont pour habitude de donner à leurs enfants des « noms jetés », en rapport avec leur physique ou leur caractère.