— Alors ? s’impatienta-t-il.
Coup de bluff.
— Il… j’ai d’autres entretiens dans la semaine. Il faut que je réfléchisse.
— On ne la joue pas au rabais chez MediaTech ! Vous n’aurez guère plus si vous venez chez nous. Avec les tensions économiques actuelles, il ne faut pas vous attendre au miracle, ici comme ailleurs. C’est triste à dire, mais les recruteurs le savent.
— Mais vous me proposez un salaire de débutant ! J’ai plus de quatre années d’expérience !
— Ils vous donneront tous la même chose. Nous n’avons que rembarras du choix parmi les candidats. Si l’un refuse, un autre acceptera. En temps de guerre, ce ne sont pas les fusils qui manquent !
Vigo ne put contenir une éruption de lave. Hier, il aurait accepté la proposition. Mais aujourd’hui…
— Et vous, si on vous baissait votre salaire ? Demain je vous dis : Charles (vous n’avez pas une tête à vous appeler Charles mais faisons comme si) Charles, il nous faut baisser votre salaire de trente pour cent ! C’est primordial pour la survie de l’entreprise !
L’homme se cabra. Un iguane qui déploie sa collerette pour effrayer ses adversaires.
— Pardon ?
— Oui Charles, vous m’avez bien compris. Trente pour cent. Vous allez devoir faire l’impasse sur votre Mercedes bas de gamme, vos ersatz de costumes grandes marques et vos fausses chemises Lacoste.
Vigo se leva et s’approcha de la baie vitrée, mains dans le dos à la manière d’un PDG. Il se sentait à l’aise ici, finalement. En bas, le boulevard périphérique se saturait de gomme et de métal. Les axes vers Dunkerque et Paris n’étaient plus qu’une mélasse incandescente. Vigo amplifia le malaise. Le DRH hallucinait.
— Charles, vous êtes préformaté, conditionné, un pur produit de la société de consommation. Au début du siècle, les chevaux qui descendaient dans la mine ne remontaient que morts. On leur crevait les yeux pour leur faire oublier l’enfer où ils se trouvaient. Aujourd’hui, on fait pareil avec les humains. Rien n’a évolué. Boulot-métro-dodo je parie ? Une femme, deux enfants, un chien ? Un labrador qui s’appelle Médor peut-être ? Quand vous rentrez, vous ne voyez pas vos gosses, et votre femme dort sur le canapé du salon, lasse de vous attendre. Vous vivez dans la lumière de votre société et dans l’ombre de votre famille. Vos allers-retours sur Paris vous cassent en deux, mais vous ne dites rien, vous subissez ! Je me trompe ?
La tête d’œuf vira au rouge. De petites veines saillaient sur son cou.
— Vous êtes… Dehors !
Vigo jubilait. Cette sensation de pouvoir le portait au nirvana.
— Mais avec plaisir mon cher Charles ! Continuez à faire le pitre dans vos catacombes de verre. Ces vingt mètres carrés sont votre cercueil, vous êtes un emmuré vivant et vous ne vous en apercevez même pas. Moi je vais profiter de la société et de mes Assedics. Indirectement, je vous vole votre argent. Du pur bonheur !
Un poing qui claque sur le bureau. Des joues qui vibrent. Une corde de violon qui pète au fond du larynx.
— Vous êtes grillé, Nowak ! J’ai le bras long ! Plus une seule société de la région ne voudra de vous ! Ne fichez plus jamais les pieds dans notre entreprise !
Vigo lui tourna le dos.
— Pas de risque. Ces corps qui se putréfient sous mes yeux me répugnent… Ha ! Au fait Charles, il faudra faire des efforts au point de vue vestimentaire. Votre cravate est très laide. Je n’en voudrais même pas pour me pendre.
Echec et mat. Le roi est mort.
Vigo abandonna la Vieille Bourse et l’Opéra avant de s’envoler en direction de la Grand’ Place, les mains dans les poches de son caban. Sa cravate croupissait au fond d’une poubelle. Il se sentait léger, soulagé, enfin libéré. Les ordres, les exigences, pour gagner des pousses de pissenlits. Terminé ! À partir d’aujourd’hui, il tenait la barre. Hisse et haut !
Lui et ce fantastique coup de pouce divin.
Il poussa un rugissement à la Mick Jagger, ce qui fit sourire quelques bonnets.
Il acheta deux croissants et s’installa sur les marches qui dévalaient du siège social de La Voix du Nord. Déjà à cette heure, des silhouettes capuchonnées s’engouffraient rue de Béthune pour un safari-cadeaux de dernière minute. Au centre de la place, devant le théâtre du Nord, la grande roue décochait des murmures féeriques, lançant aux cieux une poignée de touristes anglais. La capitale européenne de la culture bouillonnait de vie.
Vigo roula l’emballage de ses croissants, le jeta au bas des marches puis observa les passants qui déviaient pour éviter le maigre obstacle. Amusante cette manière d’agir sur les courbes de vies sans le moindre effort. Là, cette femme avec son sac rouge. Hop ! Un pas de travers à cause de la boulette. Une demi-seconde dérobée à sa matinée. Une action qui allait se répercuter sur des milliers de gens, des milliards d’atomes. Elle allait croiser d’autres personnes que celles initialement prévues – prévues par qui ? –, influer inconsciemment sur leurs rythmes, leurs comportements. L’air se déplacerait d’une façon différente, les odeurs aussi, de timides molécules olfactives donneraient soudain l’envie au buraliste du coin de fumer et donc de servir un client cinq secondes plus tard. Pressé, plus nerveux, l’homme roulerait un peu plus vite au retour. Pas grand-chose, peut-être un kilomètre par heure supplémentaire. Son attitude jouerait sur une infinité de trajectoires, de comportements, qui eux-mêmes… Tellement anodin. Il croiserait les doux rebonds d’un ballon d’enfant, freinerait, mais trop tard. Appellerait la mort. Pleurs, enterrements. Suicides peut-être. Et ainsi de suite.
À l’origine ? Une boulette de papier…
Vigo sauvait et arrachait des vies sans que personne ne s’en aperçoive. Le pouvoir caché des êtres intelligents.
À nouveau à flâner, il dévora les façades enguirlandées, les vitrines aguichantes. Tout lui appartenait, virtuellement. Qu’est-ce qui l’empêchait d’entrer, d’acheter à gogo et de lâcher quelques billets fleuris de son chapeau de magicien ?
Il voulut tenter une expérience anodine. Palper de plus près cette sensation – une réalité – de richesse. Il traversa en diagonale la place du Général de Gaulle et bifurqua dans la rue Nationale. Au numéro 107, il entra. Il crut alors s’aventurer sur les terres humides de Cuba, s’enfoncer dans un champ au tabac d’exception. Plus de deux cents références de cigares étaient présentés dans leurs plumiers en cèdre ou en aulne massif. Des Amerinos, Regalias, Coronas et autres Panatelas, drapés dans leurs capes sombres. Vigo ne connaissait des cigares que les José L. Piédra soldés par fagots de vingt-cinq, ou comment donner aux pauvres une illusion de richesse.
Il se fit accompagner au déambulatoire obscur et exigu, une caverne d’arômes, une gorge de saveurs tapissée d’histoire et d’exotisme. On s’occupait de lui et il adorait ça.
— Je veux la perle rare, poussa-t-il d’une voix de ténor. Qu’il me procure l’excitation de l’allumette entre les mains du pyromane.
Les yeux du vendeur prirent la texture brun-rouge des feuilles de tabac.
— Dans ce cas, je vous conseille le Salomon. L’ex-dictateur cubain Batista les faisait fabriquer pour les offrir à ses hôtes de marque : présidents, ministres ou ambassadeurs.
— Alors… Cela vaut peut-être la peine que je l’essaie ! Mais… ne me décevez pas…
L’homme lui récita un baratin destiné aux riches, parlant de tripe, de sous-cape, de vitole.
Quarante-cinq euros la pièce. Une pacotille. Vigo sortit cinq billets de sa poche.
Cinq billets de cent euros.
Il salua le vendeur et fondit dans les rues serrées du Vieux Lille. La neige avait déjà cessé de tomber, ayant abandonné sur les pavés une transparence de calque. Fausse alerte, songea-t-il en portant le cellulaire à l’oreille. Sylvain décrocha au bout de deux sonneries.