FRANCK THILLIEZ
La chambre des morts
PROLOGUE
AOÛT 1987 — NORD DE LA FRANCE
Depuis la nuit dernière, l’odeur avait encore empiré. L’infection ne se contentait plus d’imprégner les draps ou les taies d’oreiller, elle se diluait dans toute la chambre, tenace et nauséeuse. Une fois son tee-shirt ôté, la fillette l’avait écrasé sur son nez avant de nouer les extrémités autour de sa tête. Stratagème inefficace. Malgré la barrière de tissu, les molécules olfactives distribuaient leur poison invisible. Il est des fois où l’on ne peut rien contre plus petit que soi.
À travers les fenêtres verrouillées, l’été déversait une moiteur grasse, les mouches bourdonnaient, agglutinées en losanges émeraude sur un trognon de pomme pourri. De plus en plus, l’enfant se sentait impuissante face aux hordes ailées. Les insectes se multipliaient à une vitesse prodigieuse et fondaient sur le lit, trompes en avant, à chaque fois que la petite relâchait son attention. Bientôt, épuisée, affamée, elle serait forcée de capituler.
Même pas neuf ans et pourtant, déjà, l’envie de mourir.
Sa gorge brûlait, sa langue gonflait, son organisme se liguait contre elle en un arc douloureux. Il fallait boire, absolument. Ce qui impliquait quitter la couche, s’éloigner de la chambre et foncer jusqu’à la salle de bains.
Oh non !
Des facettes d’yeux la disséquaient par dizaines, des ailes se déployaient, parées à arracher de terre les petits corps velus.
Ça ne prendra qu’une minute ! Une seule minute ! Ces sales bêtes n’auront pas le temps de…
La gamine laissa flotter une main le long des couvertures sans lâcher du regard ses ennemis répugnants. Une forte envie d’uriner la torturait depuis plusieurs heures. Dans la salle d’eau, elle en profiterait pour se soulager dans le lavabo, comme elle le faisait depuis trois jours. Pas question de descendre au rez-de-chaussée.
Son front, ses membres, marbrés de bleus, luisaient de sueur. Pas un murmure d’air. Oxygène brûlant. Températures caniculaires même ici, dans le poumon lugubre de la forêt. À chaque inspiration, l’impression d’inhaler des lames de rasoir. Quand le calvaire cesserait-il ?
La fillette terrorisée serra sa peluche, un singe miniature, avant de regrouper ses pieds sur la moquette, prête à courir. Un craquement d’escaliers brisa son élan. Ça y est. Son tour arrivait.
Elle se rua sur la porte, tourna le verrou, plongea sur le matelas pour étreindre son trésor de chair.
Ils ne te prendront pas, je te le promets. Jamais !
Des coups éprouvèrent le vieux bois. Si violents que la petite rentra la tête entre les épaules, recroquevillée au possible. Sa vessie creva, diluant une chaleur d’or entre ses cuisses.
L’homme en uniforme maîtrisa de justesse son estomac quand il affronta les odeurs de putréfaction pour soulever les draps. Les deux seuls mots qui se suspendirent à ses lèvres furent :
— Seigneur Dieu !
1.
DIX-SEPT ANS PLUS TARD
— Donne-moi encore une bombe !
Vigo sortit avec précaution l’engin de son sac de sport.
— C’est la dernière. Dépêche-toi ! Je meurs de froid !
Sylvain contourna l’aile ouest de Vignys Industries. Un mélange de plaisir malsain et de haine fermentée portait son corps à ébullition. Au cœur de la nuit, l’heure de régler les comptes avait sonné.
Son pouce engourdi pressa le vaporisateur de peinture. Les insultes jaillirent. Vigo le rejoignit après quelques minutes.
— Alors ? Tu as terminé ?
— Oui. Ces abrutis n’échapperont pas à une bonne séance de nettoyage. Propos bas de gamme et bassesses syndicalistes, selon tes instructions.
— Parfait ! Dire que l’intérieur regorge d’alarmes, mais qu’il suffit de franchir une barrière minable pour toucher l’image de la société en plein cœur !
— Ils doivent payer ! « On va veiller à votre réinsertion professionnelle. » Les salauds ! Ça fait six mois qu’on s’enlise dans le chômage !
Vigo admira une dernière fois leur œuvre sous l’œil de sa lampe torche. Les locaux commerciaux d’une aciérie taggués façon arrêt de bus. Une déchirure morale pour les grisonnants aux doigts manucurés et aux salaires à six chiffres.
Sa poitrine se figea quand le faisceau accrocha l’issue de secours.
— Boidin t’es un homme mort ! Sylvain ! T’aurais dû signer tant qu’à faire ! Tu t’en prends au directeur informatique de l’agence ! Tu vas porter directement les soupçons sur nous !
— Attends, on habite à quatre-vingt-dix bornes de Dunkerque ! Avec toutes les personnes virées, ils vont…
— Efface ça, et vite !
— T’es vraiment parano ! J’ai plus de peinture !
— Pousse-toi !
Des fonds de bombes suffirent à dissimuler les propos compromettants.
— Réparé ! souffla Vigo. Trop en colère pour te retenir ?
— Je hais ce type ! Si je pouvais lui faire avaler sa cravate, je m’en priverais pas ! J’en ai marre des entretiens. À chaque fois, c’est une vingtaine de requins qui se bousculent pour un seul poste ! Ça colle jamais !
— On connaîtra des jours meilleurs, mais en attendant, il faut subir. Allez ! On disparaît !
Ils escaladèrent la grille d’entrée en un souffle. Dans l’habitacle de la 306, Vigo décapsula deux canettes de bière.
— C’est triste d’en arriver là, mais bon, trinquons à ce semblant de victoire…
Un silence tranchant les confina dans les souvenirs amers. Licenciés pour raisons économiques, avec un minimum d’indemnités. Livrés aux mâchoires carnassières d’un monde sans couleur. Noël s’annonçait terne cette année, avec ses bagues en toc et ses imitations de cigares. Faute de grives…
Après une large inspiration, Vigo proposa :
— Tiens ! Si on allait se faire un dernier trip dans le champ d’éoliennes ? Histoire d’évacuer ce goudron cérébral et de se rappeler le bon vieux temps ?
— Pas trop d’accord… J’ai jamais aimé faire ça…
— Allez ! Pour nous prouver qu’à vingt-sept ans, on n’est pas morts ! Laisse-moi le volant ! J’ai envie d’ouvrir le bal !
La zone industrielle de Dunkerque déroulait ses tentacules lumineux à perte de vue sous la coupole nocturne. Le long des voies désertes, les cheminées des raffineries tendaient leurs gueules noirâtres sous les ténèbres de décembre.
— On dirait l’Étoile Noire dans La Guerre des étoiles, constata Sylvain avec appréhension. Pas une âme sur des kilomètres de tôle et de béton. Et ce grondement permanent. Même avec les années, ce monstre de métal me fiche toujours autant la trouille.
— Dunkerque dans toute sa splendeur, nécropole de boulons vissés et de plaques soudées. On y arrive…
Le véhicule obliqua vers l’usine d’Air Liquide avant de s’engager sur une voie sans issue, bordée de veilleuses vertes et jaunes rasant le sol. Vigo coupa les phares. Autour, sous les attaques du vent, des dizaines d’éoliennes géantes. Elles hurlaient…
— Notre piste de décollage ! Au diable la limitation de vitesse ! À la trappe nos vies formatées, préfabriquées ! J’emmerde les lois et règles de ce monde ! Combien ? Combien tu dis à la dernière lampe ?
— J’aime pas ce genre de trip ! Allume les phares !
— Tous feux éteints pour un max de frissons ! Je te parie un cent soixante ! Un putain de cent soixante ! Tu crois que ton cœur va tenir ? Accroche-toi !
Le moteur cabra ses chevaux. Très vite, les rangées de veilleuses ne formèrent plus que deux lignes absorbées par la vitesse. La sensation de voler, la morsure de l’adrénaline.
Le choc fut d’une violence inouïe…