Eléonore s’écarta du flanc de la voiture. À l’école comme à la maison, on répétait qu’il ne fallait jamais monter avec des inconnus. Que les étrangers se drapent d’une fausse gentillesse, offrent des bonbons, savent convaincre les enfants. Chaque année, au carnaval, on lui interdisait de sortir seule. La mer drainait encore les cicatrices de quatre adolescentes violées puis assassinées sauvagement. Mais devait-elle craindre cette vieille femme ridée avec ses cheveux gris, son gros cache-nez rouge et ses mains abîmées ? Eléonore s’étira le bout des gants avec les dents.
Mince ! Fallait que ça tombe sur moi !
— Je peux pas monter, m’dame. Ma mère m’a interdit !
La femme agita un sachet de porte-clés jaune poussin. Des Bart Simpson en miniature.
— Ceux-là, c’est pour les petits leucémiques. Je leur ai promis avant seize heures trente, vois-tu ? Je ne suis pas la Mère Noël, cependant je connais l’importance que revêt une promesse à leurs yeux. Des gens m’ont déjà expliqué pour la route. Mais la débrouillardise n’est pas ma plus grande qualité ! Allez, s’il te plaît ! Je n’ai plus beaucoup de temps ! Mes enfants, mes petits-enfants m’attendent pour le réveillon !
Eléonore sautilla, pieds joints. Que faire ? Désobéir à maman ? Jamais ! Oui, mais c’était pour le bien des enfants. Des malades, comme elle. Et puis, on disait de ne pas accompagner des messieurs. La règle ne s’appliquait pas aux vieilles dames au cœur tendre !
— D’accord, répondit-elle. Mais ensuite vous me déposerez à la pharmacie ? Je ne dois surtout pas arriver en retard à la maison ! Ou maman va me tuer !
— Tape là ! Monte derrière. Mais fais attention aux poupées. Je ne voudrais pas que tu les abîmes.
La fille à la frimousse camouflée par une écharpe, à la physionomie noyée dans des vêtements épais, méconnaissable en définitive, se glissa parmi les poupées des sièges arrière. De grands yeux au teint de nacre la fixaient. Les narines d’Éléonore battirent, une odeur entêtante de cuir comprimait l’air.
— Tu peux ôter ton bonnet jeune fille ! Il ne risque pas de neiger dans la voiture !
L’enfant s’exécuta. Des rivières blondes se répandirent par-dessus ses épaules.
Magnifique… pensa la femme. Superbe… Superbe…
— Elles sont très belles vos poupées. On dirait presque de vrais visages !
— Je les confectionne moi-même avec d’excellents matériaux. Tu sais, il faut plus de cinquante heures pour en fabriquer une.
Eléonore tiqua. Le ton de la femme avait subitement mué. Moins grésillant que tout à l’heure. Plus dur. Beaucoup plus dur. L’enfant posa ses mains sur ses genoux et se tut.
Personne ne prêta attention à la scène. Les occupants des rares voitures circulant dans la rue étaient trop absorbés par le caractère féerique et anesthésiant du réveillon.
Aussi anesthésiant que le tampon d’éther qui, plus loin sur un parking désert, s’écrasa sur le nez d’Éléonore et l’abandonna sur les frontières vacillantes de la folie…
11.
La sonnerie du fax arracha Lucie au monde des songes. Il lui fallut une bonne dizaine de secondes pour comprendre qu’elle s’était endormie assise, la tête rejetée sur le côté, devant les photons crépitants de son écran d’ordinateur. L’horloge digitale indiquait seize heures trente. Vingt minutes d’un sommeil féroce en plein dans l’exercice de ses fonctions. Elle chercha sa salive, le temps de s’apercevoir que les persiennes des bureaux voisins étaient abaissées. Un voile synthétique qui l’avait préservée des regards extérieurs.
Combien de temps traverserait-elle les mailles du filet sans se faire pincer ?
Elle jeta un œil dans le couloir et se rassura à la vue des espaces vides et des bureaux inoccupés. Quelques collègues dans l’open space du fond, mais a priori, personne ne l’avait vue.
Si ça continue, tu vas t’endormir en marchant !
Lucie se faufila jusqu’au bureau de Raviez. Derrière la porte, le fax du capitaine soufflait les premiers résultats de la police scientifique. Après un regard à droite, à gauche, la jeune femme tourna la poignée…
Les gonds grincèrent, libérant des rubans olfactifs de tabac.
Si on te surprend ici, tu diras que le fax hurlait par manque de papier… Oui, c’est ça. Le moustachu voulait à tout prix ses rapports en rentrant, alors tu es venue remettre du papier dans la machine…
Gorge serrée, elle s’empara des premiers feuillets confidentiels. Elle hésita un instant, prise de suées tenaces, rabattit légèrement la porte et remonta un peu les persiennes. Elle risquait gros à fouler le territoire du capitaine. Mais les truites sont curieuses par nature, l’enquête l’avait ferrée.
Ce n’est pas de la fiction ni l’un de tes bouquins théoriques, idiote ! Tu tiens entre les mains le destin volé d’une handicapée. C’est ça qui te fait vibrer ?
Tais-toi ! Laisse-la faire ! Elle exerce juste son métier !
Faute de temps, la jeune femme ne s’intéressa qu’aux termes soulignés, aux conclusions de fins de sections et annotations manuelles rajoutées après l’impression, laissant de côté le baratin scientifique.
Les premières pages, rédigées par Stanislas Nowak, le technicien, concernaient l’accident et confirmaient les déductions établies sur place. Les débris de phare n’avaient pas permis d’identifier le type de véhicule. La largeur des traces ainsi que le dessin des pneus, des plus communs, altéraient très peu le large spectre des possibilités. En bref, aux courbes et termes techniques près — énergie cinétique, coefficient de frottement, constante gravitationnelle — une voiture sans ABS, aux pneus moyennement usés, avec le frein arrière droit défectueux, avait percuté un obstacle de façon non intentionnelle, à une vitesse avoisinant les cent dix kilomètres par heure. Quant à l’analyse du sang sur l’asphalte et des morceaux de chair sur les lunettes, on n’en parlait pas dans ce rapport.
Elle cueillit les deux feuillets suivants, les mains moites. Le rapport biologique allait révéler l’aura du meurtre, cette radiance d’éléments invisibles oubliés autour du cadavre.
Elle survola le paragraphe traitant des empreintes de pas prélevées dans l’entrepôt. Rien de bien déterminant, là non plus. Son oreille frissonnait à chaque sonnerie de téléphone ou élévation de voix portés par les murs du couloir.
Si ça continue, tu vas succomber à une crise cardiaque ! Retourne à ton bureau affronter ta routine !
Le fax vomissait avec une lenteur exagérée ses rectangles de connaissance. Parfois il s’interrompait et reprenait, la mémoire interne saturée.
Dépêche-toi bon sang !
Le corps en ébullition, elle pinça la feuille encore chaude, chassa d’un souffle une mèche torsadée et dévora les lignes. On y parlait de poil et d’analyse ADN.
Quel poil ?
De nombreux termes soulignés, écrits en gras, en italique. Lucie entreprit de lire la page avec plus d’attention. Le tic-tac de sa montre lui porta les nerfs à fleur de peau. Ils allaient débarquer, d’un instant à l’autre.
« Nous avons analysé le poil prélevé par le légiste au fond de l’œsophage de Mélodie Cunar. »
Le brigadier plissa les paupières. Le terme « confidentiel » lui rappelait amèrement qu’elle outrepassait ses droits, ce qui mit le feu à sa lecture.
« La portion de graine à la base, la racine ouverte et le bulbe creux prouvent que ce poil provient d’un être vivant ou décédé sous une cinquantaine de jours… L’examen microscopique a révélé un indice médullaire de 0,54, ce qui est beaucoup trop important pour un être humain… traités à l’acide nitrique ont révélé la présence de moelle… séquençage de l’ADN mitochondrial par amplification génétique PCR… L’autoradiographie obtenue a été transmise au département des Sciences Animales de l’INA P-G, à Paris… Grâce à leur banque de données génétiques des races animales, ils ont pu mener une étude comparative avec les caryotypes enregistrés… »