— Pardon ? s’étonna Valet.
— Commissaire, vous avez assisté à l’autopsie et savez que le légiste a trouvé un poil collé au fond du larynx, immédiatement envoyé au labo. J’ai les résultats…
— Alors ! s’énerva le chef.
— Ils sont formels. Il s’agit d’un poil de loup ! Vivant ou mort dans les deux mois !
Le commissaire glissa ses deux mains ouvertes sur sa face de roche avant d’annoncer :
— De la pure folie ! Qu’est-ce qu’un… Passons, nous verrons après. Clément, embraye sur les empreintes digitales s’il te plaît. Restons dans cette atmosphère de fiction ! Ouvrez grandes vos oreilles !
Clément Marceau, monsieur Empreintes. Cheveux en brosse, lunettes rondes métalliques devant deux yeux pénétrants comme des rayons X.
— Un cas troublant, ma foi. Les empreintes digitales existent grâce aux orifices des glandes sudoripares, ouverts aux sommets des crêtes constituant le labyrinthe digital. Normalement, je dis bien normalement, les crêtes papillaires subsistent même dans les conditions les plus défavorables. Tirage de peau, pression sur le doigt, déformations. Qu’on se brûle superficiellement, se coupe, qu’on ait des ampoules ou des verrues, les détails papillaires se reconstituent sans cesse à l’identique. De la vie intra-utérine à longtemps après la mort, nous conservons toujours les mêmes empreintes ! Et elles sont indélébiles ! Il…
— Et pourtant notre individu n’en possède pas ! abrégea le commissaire.
— Exact, pas au moment où il a agi en tout cas. Des groupes de travail d’Interpol spécialisés dans le domaine de la dactyloscopie ont dressé un inventaire des cas possibles « d’invisibilité digitale » permanente ou temporaire. J’ai ici une liste des principaux produits chimiques qui détériorent à plus ou moins long terme le derme et effacent ainsi l’identité. Des acides, des bases fortes, un tas de dérivés. On trouve aussi les brûlures par le feu, les plus destructrices. Un procédé plus doux, bien connu des esthéticiens, est ce qu’on appelle la microdermabrasion à microcristaux puisés. Il s’agit d’appareils spécialisés qui lissent la peau et peuvent, à leur puissance maximale, effacer temporairement les crêtes. Pour les autres possibilités, il en va de l’imagination de chacun des tarés qui peuplent notre planète. Certains vont se frotter les doigts sur du papier de verre pendant des heures, d’autres vont se trancher la peau avec une lame de rasoir. Ce n’est pas du baratin, ça s’est déjà vu avec des tueurs en série américains, bien plus informés sur les techniques de la police scientifique que la plupart d’entre nous. Comme vous voyez, l’éventail des possibilités est large !
Le capitaine Raviez roula les pointes de sa moustache avant d’intervenir.
— À mon avis, l’invisibilité digitale de notre ravisseur est involontaire. Pourquoi se serait-il mutilé les doigts alors qu’il lui suffisait de porter des gants ? En plus, il faisait extrêmement froid la nuit dernière. Les gants de laine étaient de mise.
— Vous avez raison, répondit le technicien. Les cas de mutilation volontaire se retrouvent à quatre-vingt-dix-huit pour cent chez les tueurs sadiques très méticuleux, qui éprouvent le besoin de toucher leurs victimes et les objets qui les entourent. Cela ne semble pas le cas ici, étant donné que la petite n’a pas subi de sévices sexuels.
— D’autant plus qu’il aurait effacé ses traces de pas s’il avait été aussi méticuleux, intervint le commissaire. Pour résumer, nous recherchons quelqu’un aux doigts brûlés ou rongés par l’acide ?
— À peu près, sauf que nous ne disposons que de traces de pouce et d’index, embraya l’expert. Et les marques de brûlures, surtout chimiques, peuvent être difficiles à déceler si l’on n’a pas le nez sur la zone touchée. Bref, il ne faut pas vous attendre à tomber sur Eléphant Man. Quant au fait qu’il ne portait pas de gants… Ses mains seraient devenues insensibles au froid ?
— Mouais… On n’a plus qu’à interroger tous les employés des usines chimiques du coin… Merci pour les infos Clément. Tu es libre si tu le souhaites…
L’homme ne se fit pas prier. Il disparut avec un « Joyeux Noël » discret au bord des lèvres. Le commissaire poursuivit.
— Intéressons-nous un peu au chauffard… Henebelle, à toi ! Tu as appelé les assurances, les garages du coin ?
Lucie décrocha ses yeux de l’image projetée sur l’écran. Un chatouillement inconscient l’interpellait dans ce cliché, sans qu’elle pût en capturer la substance. Quoi exactement ? La position du corps ? La couleur de la robe de chambre ? Le sourire effrayant ?
Elle poussa une liste au milieu de la table.
— Euh… Cette nuit, des accidents ont été signalés aux assurances, mais les constats ne sont pas encore remontés jusqu’aux agences. J’ai demandé une copie dès qu’ils les recevront. Quant aux différents réparateurs automobiles des environs, rien qui corresponde à ce que nous recherchons. Des voitures amochées sont arrivées, mais les accidents ont eu lieu bien avant cette nuit. De toute façon, si notre chauffard a eu l’intelligence de gommer les traces de son passage, il ne se serait pas dénoncé de cette manière.
— Peu importe, il faudra quand même les rappeler ! On ne doit écarter aucune piste. Tu t’en chargeras !
— Bien commissaire…
Bien chef. Oui chef. À vos ordres chef…
— Messieurs, les résultats de l’autopsie à présent, de façon très succincte et simplifiée. La strangulation a causé la mort aux alentours de minuit. D’après le légiste, la pression autour de la gorge était extrêmement faible. Les lésions vasculaires et, je cite, vertébro-médullaires sont peu nombreuses alors que les enfants marquent plus facilement que les adultes. Le praticien a été particulièrement surpris, affirmant que l’assassin a juste mis la force nécessaire pour la tuer, sans aucun acharnement, ce qui tendrait à exclure l’acte de rage précipité. Comme l’avait fort justement remarqué Henebelle, le tueur s’est attardé au moins trois quarts d’heure après la mort pour fixer le sourire et disposer le corps — il orienta un stylo vers la photo — de cette façon. Ensuite — il piqua du nez dans ses feuillets —, ah oui, le poil de… loup… Je n’en reparlerai pas puisque Raviez l’a fait… L’estomac vide et les aires ganglionnaires légèrement atrophiées impliquent une carence en nourriture de plusieurs jours… Le cuir chevelu présentait de nombreuses lésions superficielles, apparemment provoquées, vu le parallélisme des marques, par un brossage intensif des cheveux… très intensif, presque à sang…
— Pourq… voulut intervenir Norman.
— Laissez-moi juste terminer, trancha le commissaire en agitant la main. Dernier point. On a trouvé un indice intéressant durant le déshabillage. Des microfibres, piégées dans les sillons des semelles. D’après les analyses, il s’agirait de fibres issues de l’écorce de résineux.
— Le tueur habiterait à proximité d’une forêt de pins ? avança le lieutenant-colonel de gendarmerie.
— Pas forcément. Les experts ont comparé les prélèvements avec les pins de la région et les structures organiques ne coïncident pas. Les recherches sont en cours — il sortit un paquet de cigarettes. OK ! On planche une demi-heure sur les éléments dont on dispose. Lisez en diagonale les copies des différents rapports, imprégnez-vous-en. Formulez vos questions. Après on dresse un bilan des idées au tableau. En route !
Les nez s’écrasèrent sur les feuillets. Six cerveaux bouillonnants à la poursuite d’un tueur.
Le dernier regard que lança Lucie sur l’écran la priva subitement d’air. Elle serra les poings en cachette sous la table.