Elle inspira un grand coup et orienta son attention vers sa pompe à insuline. Elle libéra la sangle de sa taille, retira précautionneusement le cathéter qui fouillait sous la peau de sa poitrine et enfouit l’appareil désormais inutile dans sa poche.
Au sentiment de peur s’ajoutait à présent la volonté de s’échapper.
Non, lui imposa une voix. Si tu essaies de te sauver, tu la mettras en colère et elle te tuera.
Tu dois essayer, contredit une autre. Reste ici, et elle te tuera quand même, parce que tu as vu son visage !
Eléonore se prit la tête dans les mains. Il fallait fuir. Dès que le voile rouge craché par l’ampoule se figerait, elle se glisserait derrière la porte et attendrait l’ouverture. Elle était mince et rapide, très bonne en sprint malgré son handicap. La femme aux cheveux d’argent semblait grande et gauche. Et vieille, par-dessus tout. Elle ne la rattraperait pas.
Et si les portes sont fermées à clé ?
Tu passeras par une fenêtre. Tu sauteras. Ou tu te cacheras… N’oublie pas, n’oublie jamais que tu es plus rapide qu’elle…
Eléonore se débarrassa de son blouson qu’elle moula en forme de buste sur le matelas. Avec la luminosité trompeuse, les jeux d’ombres, elle disposerait d’une fraction de seconde supplémentaire à son avantage, le temps que la femme s’aperçoive du stratagème.
Elle se précipita à côté de la porte afin d’évaluer ses chances de fuite. Roulée en boule dans l’angle, au ras du sol, elle échapperait dans les premiers instants au champ de vision de la folle. Sauf si l’autre se méfiait et auscultait auparavant les angles. Fort probable.
Non, non, je ne peux pas faire ça, pensa-t-elle. Elle me tuera sans hésitation !
Eléonore se mordit les lèvres et essaya d’élaborer des solutions alternatives. Si seulement elle pouvait se procurer une arme ! Trouver un bâton, un morceau de verre, utiliser ces ressorts.
Mieux ! Des seringues d’insuline ! Dix millilitres d’insuline rapide administrés en une fois provoqueraient dans les secondes qui suivraient des vertiges puis, avec un peu de chance, un coma diabétique…
Après l’injection, il faudrait déguerpir sans se retourner, pousser la machine cardiaque dans ses ultimes retranchements. Dans quel endroit de l’enfer l’avait-on emmurée ? Certainement loin de toute civilisation. L’effort de la fuite brûlerait du sucre, du combustible, affolerait ses muscles exigeants. En plus, il devait faire nuit. Comment s’orienterait-elle ? Sans aucun secours, privée de son liquide miracle, elle sombrerait très rapidement. Troubles de la vue, tremblements, perte de connaissance et… coma…
Elle opta pour la prudence et fourra deux seringues d’insuline sous son tee-shirt. Le gage de sa survie.
Restait six millilitres… De quoi assommer la vieille un bon bout de temps…
Eléonore retint sa respiration. L’onde sonore venait de cesser. La lumière s’était figée en un soleil d’hiver au cœur d’un cylindre de glace.
Elle a fini son travail, trembla la fillette. Et maintenant elle va penser à moi. Elle a dû entendre les coups sur la porte, tout à l’heure ! Elle va descendre, plus furieuse que jamais !
Eléonore se tapit dans l’angle, recroquevillée au maximum. Elle pressait les trois seringues dans sa paume fermée, les rostres d’acier prêts à mordre le premier centimètre carré de chair offerte.
Elle va vérifier par terre en rentrant, elle va te voir et te tuer, petite idiote !
Elle se précipita sur son matelas. Peut-être que si elle était sage, si elle obéissait, si elle ne la contrariait pas… Non ! Non ! Elle se releva, s’assit encore. Se laisser faire. Agir. Se laisser faire. Agir. Risquer, subir. Mourir.
Ces voix dans sa tête la rendaient folle. À quatre pattes, elle se rua sur son blouson qu’elle fit tournoyer par la manche au-dessus d’elle. D’un mouvement d’épaule, le vêtement changea d’axe et vint percuter l’ampoule qui éclata en une pluie tranchante. La gueule noire des ténèbres engloutit l’espace, digérant tout ce qui raccrochait l’être humain à la vie.
À tâtons, au bord des larmes, l’ombre dans l’ombre longea un mur, piétina l’urine avant de gagner son poste de fortune.
Prête à tout pour prolonger ses quarante heures de vie…
18.
Une nuit dans un commissariat ressemble à l’électrocardiogramme d’un arythmique qu’on essaierait de réanimer à grands coups d’électrochocs. Une alternance de platitudes et de pics violents sur laquelle Lucie Henebelle calquait sa courbe de vigilance. Ou plutôt de somnolence. Car, malgré l’avalanche d’événements de ces dernières heures, la barre du sommeil la matraquait. À chaque coup de téléphone ou grincement de porte, elle se surprenait en équilibre sur sa chaise, le menton écrasé contre la poitrine et la bouche ouverte. Emergeant avec des tourbillons de flashes cauchemardesques. Des gueules de loups, des doigts sans peau, le sourire d’un cadavre de petite fille.
Les deux jeunes venus déposer plainte pour cambriolage durent la prendre pour un zombie, une shootée à l’Haldol échappée d’un hôpital psychiatrique. Ou alors la matérialisation charnelle d’une machine à bâiller.
Il lui restait trois heures à tirer avant le grand plongeon dans son lit. Plus de dix mille secondes. Dingue comme un réflexe naturel, dormir, peut virer à l’obsession. Fort heureusement, les jumelles resteraient chez sa mère la journée, le temps qu’elle recharge les batteries.
Des lasers crépitants tournoyaient derrière ses iris. Le commissaire, avant son départ tard dans la nuit, l’avait informée qu’une jeune diabétique, issue d’une famille modeste, avait disparu en début de soirée. Affirmer qu’il s’agissait d’un enlèvement et, de surcroît, envisager que le même auteur se tapissait derrière le rapt de Mélodie Cunar et d’Éléonore Leclerc ne manquait pas d’audace. Mais le doute avait vite titillé le brigadier. L’agencement du corps de la petite Cunar, cette ritualisation poussée au point de dissimuler sous le sourire d’une Beauty Eaton la cruauté de l’exécution — après vérification de Colin, la robe de chambre appartenait bien à la petite, mais le ruban rouge avait été ajouté — s’érigeaient en témoins hurlants d’un esprit machiavélique. Une âme noire en liberté quelque part, dans les brumes rampantes de Dunkerque.
À quoi pensait l’assassin en palpant cette gorge innocente ? Pourquoi avoir brossé les cheveux, s’être attardé si longtemps à proximité d’un cadavre sans le moindre accès de rage, alors que l’argent s’évanouissait dans la nature ? Voir l’enfant puiser ses ultimes bouffées d’air, là, sous ses yeux, lui avait-il procuré une érection ?
Il a cherché à atteindre un but, l’expression d’un fantasme. D’abord avec les vêtements, puis par son emprise sur la fillette. Cette odeur de cuir revêt peut-être une signification particulière. Les odeurs et couleurs contribuent à accentuer le délire, à matérialiser un univers fictif Puis il y a eu… le passage à l’acte… L’argent n’était-il qu’un prétexte inconscient à l’enlèvement, un moyen de franchir le pas ? Et maintenant… la limite est brisée, la chrysalide a mué en un frelon avide de piquer… Voilà pourquoi il a recommencé…
Lucie renia rapidement ces idées saugrenues. Une fois encore, sa conscience déviait vers les pavés littéraires, les traités de criminologie piégés dans les contreforts de sa mémoire. Sa passion exacerbée pour les tueurs en série, le culte secret qu’elle leur vouait l’obsédait de plus en plus. Edmund Kemper, Richard Ramirez, Ted Bundy… Macabres idoles… Comment pouvait-on trouver une quelconque… fascination pour ces êtres abjects ?