Son mal de crâne s’aggravant, elle piocha dans son blouson un tube d’aspirine et plongea deux comprimés dans un gobelet rempli d’eau. Elle extirpa par la même occasion le contenu de ses poches. Papiers de chewing-gum, tickets de courses, son petit carnet aux feuilles cornées, le reste d’une plaque de chocolat ainsi qu’un minimiroir.
Elle se réveilla définitivement face au reflet renvoyé par le film d’argent. Ses yeux n’étaient plus que deux bouffissures, ses traits tiraillés tendaient la peau à faire saillir ses pommettes. Après un coup d’œil discret en direction des gardiens de la paix, elle palpa ses seins. L’interruption de l’allaitement avait suffi à les faire fondre comme beurre au soleil, reléguant sa poitrine dans un modeste 85 B, contrairement à son cul qui, lui, ne s’était pas privé. Les indispensables kilos du haut glissaient amèrement vers les disgrâces du bas.
D’un violent revers de main, elle propulsa le miroir jusqu’au bout du comptoir. Avec une tête pareille et un corps démoli par l’accouchement, elle ne risquait ni de plaire à un homme ni de combler cet appétit sexuel qui s’épaississait dans ses veines.
Tu vis cloîtrée, tu ne croises même plus la lumière du jour avec les filles, comment espères-tu rencontrer le bonheur ? Si ça continue, une cornette de bonne sœur va te pousser par-dessus la tête !
Alors c’était ça, sa vie ? Galères le jour, tempête la nuit ?
Après que les bulles eurent digéré sa migraine, un bon café, ses idées noires, elle entreprit de feuilleter son carnet avec une lenteur exagérée, histoire de dilater le temps.
Derrière les parcelles de papier se cachait la mise à plat d’un chaos intérieur. Un nombre de litres de lait à acheter, des adresses de pédiatres, des marques de couches, la date d’un premier sourire ou celle de son dernier rendez-vous chez le gynéco. De tout, de rien. La lecture de ces annotations lui renvoya l’image de fragments éteints, un flux chaud de pensées qui lui firent prendre conscience à quel point le temps filait.
Au fil des pages, elle retraçait le dédale de son passé, tantôt émue, tantôt en colère, associant à chaque mot une idée, un souvenir accompagné d’odeurs, de rires, de pleurs. Elle rêvait d’un bonheur simple, ses filles, des crédits payés, un jardin avec de la rhubarbe, des tomates-grappe, des framboises, mais elle ne récoltait que la misère d’un présent en feu. La solitude, les nuits blanches, la quête du mal…
Tiens ! Je les avais complètement oubliés ceux-là ! Les taggueurs fous, ces chômeurs désespérés au point de se venger sur de la tôle ! Oh non ! Je dois encore taper le rapport ! Plus tard… Norman oubliera peut-être de me le réclamer… Et puis, tout le monde s’en fiche !
Les malheureux qui s’accumulaient sur le pavé étaient certainement plus à plaindre qu’elle. La région battait de l’aile, on licenciait à grands coups de fourche. Roubaix, Armentières, Valenciennes noircissaient les statistiques. Des spécialistes qui jouaient avec les chiffres assuraient que le chômage se stabilisait alors qu’il grimpait en flèche. Lucie le voyait bien. Un roulement de mécontentement tonnait jusque dans le port industriel de Dunkerque.
Le brigadier somnolent frôla l’arrêt cardiaque lorsque claqua la porte située sur le côté du comptoir. Une femme chargée de matériel de nettoyage apparut. L’âge indéfinissable, maquillée à rendre jalouse une carrière de craie, des gants de caoutchouc jaunes qui grimpaient par-dessus les manches d’un pull ringard. L’icône du mauvais goût jaillie du cœur des ténèbres.
En voilà une qui est vraiment à plaindre ! se rassura Lucie. Quoique… Elle a de jolis yeux, une silhouette élancée. Elle plaît peut-être aux hommes, après tout ! En tout cas, elle doit faire l’amour plus souvent que toi. Parce qu’à ce stade, ton seul adversaire reste la momie égyptienne !
La femme sursauta à son tour en se retournant.
— Oh ! Ex… cusez… moi, bafouilla-t-elle en baissant le regard. Je… ne travaille ici que depuis quelques jours… Dans les entreprises où j’avais l’habitude de faire le ménage, on trouvait rarement quelqu’un à cette heure…
— Ici la nuit n’existe pas, sourit Lucie en cassant un carré de chocolat. La délinquance n’a pas d’horaires fixes.
— Ça ne vous dérange pas si je lave derrière le comptoir ? Tout doit être nickel pour dans deux heures, sinon… Vos chefs sont loin d’être des enfants de chœur. Vous ne devez pas rigoler tous les jours, au milieu de tous ces hommes…
Lucie répondit d’un mouvement de tête, preuve qu’elle n’écoutait pas. Les brefs éclats de lucidité qui traînaient encore dans son crâne fusionnaient sur la dizaine de centimètres carrés où elle avait noté sa dernière remarque, soulignée d’une triple rangée de stylos-billes : « Les taggueurs sont réfléchis… Ils ont réparé l’erreur susceptible de nous mettre sur la voie. »
Ils étaient deux à tagguer, se souvint-elle. Le zèle avait aveuglé Laurel mais son complice Hardy avait probablement gommé la faute avec des fonds de bombes. Pourquoi avoir effacé le message ?
Bah ! Ce ne sont que des vengeurs masqués inoffensifs qui ont juste voulu témoigner de leur colère, sourit-elle en rabattant la couverture du carnet.
Son mouvement s’interrompit net. Une aigreur venait de lui triturer l’estomac.
Pas à cause du café ou du chocolat… Non, autre chose…
Cette justesse d’esprit d’effacer un tag compromettant, au cœur de la nuit, dans ce déferlement de haine.
Cette justesse d’esprit de ramasser des morceaux de phare compromettants, au cœur de la nuit, en plein désarroi.
Deux impulsions identiques, la même nuit, à quelques kilomètres d’écart.
Une coïncidence troublante.
— Des hypothèses, tout ça ! maugréa-t-elle.
— Vous m’avez parlé ? demanda la femme de ménage.
— Euh… Non… Je pensais à voix haute…
— Ça m’arrive souvent moi aussi. La solitude rend marteau parfois…
Lucie était déjà replongée dans ses déductions. Norman… Le lieutenant Norman avait soulevé la possibilité que les chauffards soient plusieurs, pour lever le corps, parce que l’assassin n’était pas intervenu.
Encore un point commun.
Lucie s’humidifia les lèvres. Un détail clochait. Pourquoi les taggueurs se seraient-ils rendus dans le champ d’éoliennes, phares éteints ?
Quelqu’un leur a peut-être fait peur. Surpris, ils ont pris la fuite et se sont faufilés dans le maillage de la zone industrielle. Une course-poursuite, comme Raviez l’avait signalé !
Une fois Cunar renversé, ils avaient découvert le magot. Du pain béni pour deux chômeurs. Cet argent pouvait-il mieux tomber ?
Lucie se tortillait sur son siège, indifférente aux allers et retours de serpillière sous ses pieds et aux tonnes de parfum discount dont s’était aspergée la femme de ménage. La scène défila une énième fois devant ses yeux. Le chauffard qui cherche à éviter Cunar. Le choc. La disparition du corps et du magot. Tout se tenait.
La liste des licenciés ! Les taggueurs en font certainement partie ! Et donc les chauffards aussi !
Lucie quitta son poste et s’élança à l’assaut des marches, direction le premier étage. Norman avait demandé à ce qu’on lui faxe la liste des personnes licenciées de l’aciérie Vignys, « pour la forme ! » avait-il plaisanté. Combien de noms ? Une centaine, se rappelait-elle.
Lucie n’eut pas assez de toutes ses dents pour rager. Porte de bureau close. Hors de question de déranger la cavalerie en pleine nuit, car si elle se trompait…
Mais elle ne se trompait pas.