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Raviez haussa ses épaules carrées.

— Que son profil mûrisse dans ta tête ? Ha ! ha ! Elle est bien bonne celle-là ! Tu joues les profilers sans un seul diplôme en psychologie ! Tu parles de profil alors que tu n’as aucune expérience dans l’enquête criminelle, tu n’as jamais assisté à une autopsie ou même côtoyé de véritables tueurs !

— Ça, c’est vous qui le dites…

Elle laissa parler le silence, semant le plus grand trouble.

— Et puis vous savez, la plupart de ces experts restent cloisonnés dans leurs bureaux sans jamais se déplacer. Je me passionne pour la psychologie criminelle depuis de nombreuses années. Recueils, traités, conférences. Les diplômes ne sont que des morceaux de papiers !

— Chacun son job ! Le nôtre, c’est le terrain, les indices et les preuves ! On n’arrête pas quelqu’un avec du baratin d’étudiant !

Il pointa un doigt vers une armoire bondée de DVD, de livres en vrac.

— Seven… Huit millimètres… Vendredi 13… Et là ? Des bouquins sur le cannibalisme, les psychopathes. C’est dans ce mont d’absurdités que tu puises ton inspiration ?

Il se dirigea vers le tiroir contenant la petite boîte en carton. Lucie lui barra le chemin.

— En partie, oui, abrégea-t-elle. Nous y allons ?

— Et dans ce meuble aux vitres teintées, qu’est-ce que tu caches ? Une tête coupée ?

— Je cherche des réponses à certaines questions que je me pose depuis toute petite… Et ça ne regarde que moi…

Alors que la jeune femme s’engageait dans le hall, paquet de biscuits à la main et plaque de chocolat dans la poche, Raviez poussa une dernière remarque. La plus fracassante de ces six derniers mois…

— Au fait, Henebelle… Tout à l’heure, dans la salle de bains… Très beau cul…

21.

Au plus fort de décembre, le zoo de Lille revêtait des allures de ville fantôme, de Pompéi d’acier et de béton pétrifié par les morsures du froid. À l’arrière-plan, les tourelles de la citadelle Vauban égratignaient le ciel tels des Vésuve menaçants tandis qu’au cœur de la cité, des rafales de glace remontaient les allées vierges et chromaient les barreaux des cages vides en un souffle mortel. Il fallait baisser les yeux pour découvrir, au fond des fosses boueuses, des taches sombres, velues, des boules de fourrure immobiles, comme des manteaux enroulés.

Au rythme lent imposé par son accompagnateur, Lucie contourna le parc des gibbons. L’atonie des primates, dans l’amalgame des branches, leur conférait des allures de cosses pourries. Puis le brigadier dévia le long d’une profonde niche où un ours placide l’accompagna d’un regard gourmand. Dans tous les sens du terme.

Une charpente d’une cinquantaine d’années précédait le policier, un moulin à paroles qui rappelait pourquoi il valait mieux, parfois, préférer la compagnie des animaux à celle des humains. Deux de ses canines affûtées pinçaient sa lèvre inférieure quand il fermait la bouche. Une particularité qui, un siècle plus tôt, lui aurait valu la vedette dans une foire aux monstres. « Venez découvrir l’homme-morse ! »

Un hurlement ébranla la chape de silence. Lucie tressaillit. Les loups…

— Voilà pourquoi je fais ce métier ! se réjouit Roy Van Boost, le vétérinaire du zoo. Vous ne les entendrez hurler que l’hiver, après de longues semaines à l’écart de la masse grouillante des humains. Écoutez-les… Ils appellent… Ils pleurent… Ils communiquent… La nuit, c’est encore plus impressionnant… Mes bébés…

— Pourquoi, vous venez souvent la nuit ?

— L’obscurité recèle tous les secrets de l’humanité…

Instinctivement, Lucie se pelotonna plus encore dans son blouson, les poings bien au fond des poches. Ces déchirements véhiculaient un malaise palpable, ramenaient au devant les peurs ancestrales. Les forêts lugubres, leurs elfes malfaisants. Aux côtés de l’être aux dents de vampire et à l’humour aussi noir que ses vêtements, elle se crut dans l’intestin d’une lande maudite.

Curieusement, elle en ressentait une grande excitation.

Lorsqu’ils s’approchèrent de la fosse, les hurlements cessèrent. Lucie garda ses distances, étonnée devant l’absence de barrières de sécurité. Van Boost défiait l’à-pic d’un équilibre fragile, les semelles dévorant le vide.

— Venez, jeune fille, n’ayez pas peur ! On profite de la trêve hivernale pour effectuer des travaux ! Plus de barrières ! Venez, venez, vous ne les observerez jamais de si près !

Lucie sonda les alentours. Personne, hormis ces présences velues aux yeux de statues. Elle hésita à avancer. Il coulait dans les prunelles du vampire des nappes insondables.

Et s’il te poussait dans… la gueule du loup ? Il n’y a pas un chien ici… Arrête tes bêtises ! Tu délires !

Elle examina les bras de l’homme, à moitié mangés par les poches de son trois-quarts en cuir.

C’est vrai ça ! Il n’a jamais sorti les mains de ses poches !

— Alors mademoiselle ! aboya-t-il dans un nuage de condensation. Vous attendez le dégel ?

Lucie se décida. Armée, elle pourrait intervenir en cas de nécessité.

Face aux loups ? Tu n’aurais même pas le temps de dégainer que ces sales bêtes t’auraient arraché le bras !

Elle affronta le vide, les pieds en léger décalage pour se donner un point d’appui solide. Au cas où…

— Mademoiselle, je vous présente canis lupus albus, puissant habitant de la toundra eurasienne. Cinquante kilos de hargne, des prédateurs parfaits avec un odorat quatre-vingts fois supérieur au nôtre. Ils vous avaient sentie avant même votre entrée dans le zoo.

Il déshabilla Lucie de traits incisifs. Un regard de serpent, bourré d’écailles froides.

— Fixez-les au fond des yeux. Vous y lirez des siècles de haine envers l’homme.

Comme celle que l’on déchiffre dans tes pupilles à toi ?

Trois paires d’iris noirs cerclés de jaune se groupaient au pied du mur artificiel, les museaux bleu argenté braqués au ciel, les babines ourlées sur le rose des gencives. Des crocs comme des sabres.

Peu rassurée face à la matérialisation de ses cauchemars, Lucie tenta un pas en arrière, mais l’homme lui attrapa l’épaule et la ramena au-devant du vide. Il rengaina si rapidement qu’elle n’eut pas le temps d’apercevoir sa main.

— Qu’y a-t-il jeune femme ? On n’aurait pas la frousse de ces gentilles bêtes quand même ?

Lucie s’efforça de garder son calme. À deux doigts de craquer.

Titre principal de notre édition : un brigadier de police dévoré par des loups.

Le corps déchiqueté d’une femme de vingt-neuf ans vient d’être retrouvé dans une fosse à loups. En dépit de l’absence de barrières, le policier imprudent s’est approché du vide et a malencontreusement glissé sur une plaque de gel. Le vétérinaire du zoo, Roy Van Boost, témoigne…

— Je… Ils m’intimident un peu, admit Lucie. Pourquoi nous haïssent-ils tant ?

— Dans les temps anciens, les loups et les hommes vivaient en parfaite harmonie, à l’exemple de Romulus et Remus élevés par une louve. Le Moyen ge et ses hordes sanguinaires ont marqué le tournant de cette entente. Dans l’Enfer de La Divine Comédie de Dante, le loup représente la cupidité, l’imposture, le mal. Pendant cette période, l’homme l’a chassé, martyrisé et exterminé. Des mythes non fondés sont nés, la Bête, le loup-garou, la réincarnation du diable… Les siècles suivants ont été sans pitié pour les lupi. Croyez-moi, toute cette souffrance infligée par l’humain se trouve aujourd’hui inscrite dans leurs gènes, les loups ont muté et naissent avec le chromosome de la haine.