Lucie hocha la tête, simulant un intérêt soudain.
— À présent, pouvez-vous me parler des disparitions ?
L’homme retroussa ses babines. Ses canines étaient trop parfaitement pointues pour que ce fût naturel. Il les taillait…
— Étrange votre intérêt soudain pour mes animaux, miaula-t-il. Vos collègues lillois sont venus ici pour gober des mouches, mais vous… vous êtes différente — il renifla l’air dans un plissement de nez —, je le sens… Qu’est-ce qui vous amène réellement ?
— On enquête sur… un trafic d’animaux, improvisa Lucie. Comment le loup et les singes capucins ont-ils disparu ?
Le vétérinaire la perfora d’un regard noir.
C’est quoi ce type ! Il s’épile aussi les sourcils !
— Commençons par le loup, siffla Van Boost du bout des canines. Le vol a eu lieu voilà plus de deux mois, à la mi-octobre. Le malfrat a forcé cette porte, en bas. Anse du cadenas défoncée. J’ai retrouvé des flèches anesthésiantes, la nuit pendant une balade nocturne, dans les flancs des trois loups restants. Il a embarqué quarante-huit kilos sur les épaules avant de ressortir par la grille de derrière, celle qui ouvre sur le parc Vauban. En pleine nuit, pas de lumières, il n’avait aucune chance d’être vu. Il a dû garer sa voiture le long du canal de la Deule. En deux temps trois mouvements, l’affaire était pliée. Quel salaud ! Je suis sûr de l’avoir manqué de peu ! Et il a choisi ma préférée ! Bien vu !
— Pourquoi ?
— Il a enlevé la femelle alpha.
— Alpha ? Expliquez-moi s’il vous plaît. Je nage dans le brouillard en matière de loups.
— Honte à vooooous !
Ce type est complètement cinglé !
— La hiérarchie d’une meute comprend plusieurs niveaux de soumission. Les loups alpha sont les plus puissants, les plus agressifs. Ils mangent en premier, dirigent la meute et ont autorité de vie ou de mort sur la progéniture.
— Comment a-t-il reconnu le loup alpha ?
— Vous voulez savoir ?
Ses lèvres appelèrent un sourire effrayant.
— Venez… Approchez à nouveau… N’ayez crainte. Ils ne vont pas vous manger… sauf si je le décide !
Il croassa un ricanement.
Il joue avec toi, avec tes peurs, se dit Lucie sans bouger. Intelligent et manipulateur… Je dois savoir pour ses mains !
— Je veux bien m’approcher, mais je m’agrippe à vous ! s’exclama le policier. J’ai un peu le vertige ! Donnez-moi la main !
Une légère hésitation retarda le geste du vampire mais il finit par tendre sa main gantée. Une flamme de cierge noir vacillait dans ses prunelles.
— Voilà, glissa-t-il. Penchez-vous, intéressez-vous aux queues, je sais que les femmes adorent ça…
Lucie ne releva pas et lui pressa la main plus que de raison, s’assurant qu’elle formait avec lui un maillon solide. Elle tombait, il tombait. Dans la fosse, des gueules se déployaient en une forêt d’émail.
Je suis complètement cinglée d’obéir. Il suffirait qu’il…
— Assez ! clama-t-elle en se propulsant soudain vers l’arrière. J’ai vu !
— Alors ?
— Un seul des trois loups lève la queue.
— Exactement, le mâle alpha… Le couple bêta baisse tête et queue chaque fois qu’il se trouve à proximité d’un alpha. Il en va de même pour les oméga, et…
— Tout l’alphabet grec va y passer ?
— Non ! répondit sèchement Van Boost. Les meutes les plus importantes ne comprennent que six niveaux !
— C’est… prodigieux, se força à répondre Lucie. Revenons à ces fléchettes anesthésiantes. Une idée du produit utilisé ?
Van Boost haussa les épaules.
— Bien entendu ! Vous pensez bien que j’étais en rage ! La louve, puis les singes ! Il s’agissait de tilétamine, un anesthésique vétérinaire très répandu.
Lucie s’empara de son carnet fourre-tout.
— Vous possédez de la tilétamine ?
— À votre avis ?
Lucie se retint d’exploser.
— Je suppose donc que la réponse est oui ! répliqua-t-elle d’un ton tranchant. Et comment s’en procure-t-on ?
— À la pharmacie, après présentation d’un bon de commande. La délivrance de produits vétérinaires est très contrôlée, ce qui n’empêche pas qu’on retrouve chaque semaine, en boîte de nuit, des jeunes shootés à la tilétamine ou à la kétamine. Un bon trip. Vous devriez essayer…
— La possession d’un pistolet anesthésiant nécessite-t-elle un port d’arme ?
— Un fusil hypodermique ? Les vétos ont les autorisations nécessaires pour s’en procurer, tout comme les pompiers, la police ou les équipes de fourrière.
Lucie souffla sur ses doigts engourdis, réchauffa l’encre de son stylo avant de poursuivre :
— Pensez-vous que celui qui a volé le loup et les singes ne fait qu’une seule et même personne ?
Van Boost se posa deux doigts sur la tempe et simula un coup de feu.
— Je l’ai déjà dit à vos collègues ! Pas de doute là-dessus. Même méthode pour pénétrer dans les cages ou enclos, le cadenas cisaillé. Mêmes fléchettes anesthésiantes, produit identique. Si ça continue, le directeur va devoir embaucher un gardien. Un humain qui veille sur les animaux. Amusant, non ?
Lucie alourdissait son carnet d’un pêle-mêle labyrinthique.
— Comment a-t-il tué les singes restants ?
— Bingo ! Vous avez touché le point sensible ! Bien joué brigadier ! Plus futée que vos collègues ! Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore lieutenant ?
— Chaque chose en son temps. Répondez à la question s’il vous plaît.
— Bien chef ! Il les a endormis, puis… il les a vidés de leur sang en incisant les artères iliaques externes. Il leur a ensuite ouvert la poitrine, le péricarde, et il a ligaturé l’aorte à sa base.
Lucie se figea. Le monde de furie qui entourait l’assassin avait donc pris naissance ici, dans la tranquillité monastique du zoo.
Elle mordilla son stylo. Pourquoi prendre la peine, le temps, le risque de les mutiler ainsi ? D’ailleurs, pourquoi les mutiler ? En général, un tueur sadique mutile sa victime pour la dépersonnaliser ou alors montrer son emprise sur elle. Pour prouver que les corps transitant entre ses mains lui appartiennent, qu’il est l’artiste et que l’autre représente l’objet, le mouchoir jetable. Mais là, ces animaux ?
Dans son accès de rage, l’assassin avait contrôlé ses gestes, épargné la moitié des animaux en les embarquant avec lui. Pour quelle raison ? Les éliminer plus loin ? Les retenir prisonniers ?
Pourquoi seulement la moitié des singes ?
La moitié…
Lucie demanda :
— Avez-vous vérifié le sexe des bêtes mutilées ?
Les pupilles de Van Boost devinrent lames.
— Vous progressez, chère amie, vous progressez !
— Bon sang ! Arrêtez de jouer ! Que savez-vous que j’ignore ? Qu’avez-vous découvert ?
Van Boost tira sur le bas de ses gants pour bien les retendre sur ses doigts. Le cuir grinça.
L’odeur du cuir…
— Je n’ai rien découvert. De simples constats, voilà tout. C’est à vous de faire votre boulot.
— Dans ce cas, répondez à mes questions !
— Vous voulez savoir ? Il a embarqué les femelles et éliminé les mâles !
Des femelles… Il tuait les mâles par ce procédé pour le moins intriguant. Mais pourquoi n’avait-il pas reproduit son carnage avec les loups, pourquoi avoir juste endormi les mâles sans leur déchirer la carcasse ? Par manque de temps ! Van Boost affirmait s’être promené cette nuit-là, pour « parler » à ses animaux. Le tueur, alerté, interrompu, n’avait alors pu terminer son travail.