Devant le raclement de gorge de Van Boost, Lucie s’arracha à son film interne et se recadra dans l’axe de la conversation.
— Et… et avez-vous pris des photos des singes mutilés ?
— Je ne suis pas maso à ce point-là ! Encore que… Personne n’a tiré de photos, pas même les flics…
— Faut-il des connaissances particulières pour réaliser ce genre d’acte ? Vider une bête de son sang ? Lui ouvrir le cœur ? Lui… nouer l’aorte ?
Était-ce bien la même Lucie qui parlait ? Celle qui depuis six ans agonisait sous la paperasse, la monotonie des heures trop longues ? Celle qui cherchait l’introuvable et qui vibrait sur les pages d’un thriller ? Van Boost expliqua :
— Les poitrines, les artères étaient incisées de façon très nette. Cela ressemblait plus à un acte chirurgical qu’à un pur jeu de massacre. Vous savez, un cœur de capucin n’est pas plus gros qu’une balle de ping-pong, il faut avoir du doigté pour s’aventurer là-dedans.
— Nouer l’aorte d’un animal revêt-il une signification précise ?
— Surtout en dissection. On ligature les veines ou les artères pour pouvoir isoler, prélever, analyser les organes. C’est aussi une technique utilisée dans les actes chirurgicaux nécessitant une diminution de la pression sanguine.
Van Boost ne disait pas tout. Il retenait ses paroles, se contentait de répondre sans aucune anticipation sur les questions. Il sortit un sachet de dessous sa veste et piocha une lamelle de viande fumée qu’il lança dans la fosse.
— Je leur donne quelques amuse-gueules avant la distribution journalière de nourriture. Venez voir le couple bêta s’écarter du mâle alpha ! Même morts de faim, ils se soumettraient. C’est dans l’ordre des choses. Un exemple parfait de société soumise à l’autorité !
Lucie ne bougea pas. Elle décelait une forme curieuse de fascination chez Van Boost. Ce personnage de train fantôme jouait avec ses loups comme une fillette s’amuse avec ses poupées.
Il les domine ! Il se prend pour le chef, celui dont le sort de la meute dépend ! L’humain alpha !
Au fond de la fosse, les prédateurs attirés par les effluves de chair s’agitaient avec des grognements appuyés.
— Peut-on visiter la cage des capucins ? demanda la jeune femme en réajustant son bonnet.
De plus en plus, elle éprouvait le besoin de bouger, de s’éloigner de ce puits de ténèbres.
— À quoi bon ? Elle est vide et nettoyée désormais.
Devant l’immobilité volontaire du vétérinaire, elle enchaîna sur d’autres questions.
— Que croyez-vous que le ravisseur ait pu faire de ces animaux ? Cette louve alpha notamment ?
— Ne parliez-vous pas de trafic tout à l’heure ? ricana-t-il sans se retourner. Vous me prenez pour un idiot ? Quel trafiquant prendrait la peine de laisser une signature aussi sanglante et élaborée en mutilant des mâles ? Si vous me dévoiliez la véritable raison qui vous a amenée ici, je pourrais peut-être vous aider davantage, bri-ga-dier.
Raviez l’avait prévenue. Surtout, ne rien dévoiler sur l’affaire. Ordre formel. Elle se mordit les lèvres.
— Désolée, mais je n’ai pas l’autorité nécessaire pour…
— Pauvre petite… Pas assez de responsabilités ? Très bien ! Je n’aime pas vos cachotteries. Je n’en sais rien !
Le ton montait avec la violence d’une peur panique. Lucie dégrafa discrètement le bouton-pression de son holster au travers du tissu de ses poches. Elle ajouta :
— Pourriez-vous vous tourner, ôter vos gants et me montrer vos mains, s’il vous plaît ?
Le vampire à la chevelure de jais et au visage d’hostie effectua un demi-tour et se mit à avancer vers elle.
— Nous y voilà ! Je m’en doutais qu’il y avait anguille sous roche.
Il jeta un coup d’œil circulaire, comme pour s’assurer que personne ne l’observait, et enchaîna :
— Il s’est passé des choses étranges avec la louve, hein ? Avez-vous découvert des brebis avec la gorge tranchée ? Des veaux déchiquetés, vampirisés ? Des profanations dans des cimetières avec des pentacles ? Ou alors des corps disséqués ? Oui, c’est ça ! Des cadavres avec l’aorte ligaturée ! Racontez-moi ! Combien ? Où ?
Il s’approchait, ses mains gantées bien en évidence devant lui. Lucie voulut dégainer son arme mais elle s’embrouilla avec la fermeture de son blouson.
Trop tard, il fondait déjà sur elle, crocs en avant…
Il lui présenta ses deux mains dégantées. Parfaitement propres, les sillons digitaux resplendissants. Des bagues cabalistiques ornaient chacun de ses doigts, sauf les pouces.
— Alors, brigadier… Quel est le problème ? Un peu nerveuse ?
Lucie peina à retrouver son calme. Ses narines soufflaient de petits nuages opaques au rythme du sang qui battait ses tempes. Van Boost constata sa détresse et sembla s’en réjouir. Il retourna distribuer ses friandises aux gueules hargneuses.
Au diable les ordres ! Raviez n’en saura rien ! C’est pour le bien de l’enquête ! D’une petite diabétique !
Afin de s’assurer la coopération du vétérinaire, Lucie lui expliqua brièvement les éléments de l’enquête. Le poil de loup retrouvé dans la gorge d’un corps sans vie, l’absence de sillons digitaux autour du cadavre, l’odeur de cuir…
— Écoutez ! Maintenant j’aimerais une réponse ! exigea-t-elle. Que peut-on faire d’une louve alpha dérobée dans un zoo ? Et de petites femelles capucin ?
— Coriace pour une femme ! Dominatrice, non ? D’accord… Primo, les laboratoires clandestins d’expérimentation animale. Ces malades n’hésitent pas à payer des fortunes en dessous-de-table pour les animaux les plus difficiles à obtenir, et les singes ont la cote parce qu’ils se rapprochent le plus de l’être humain, génétiquement et morphologiquement…
Lucie avait déjà lu ça quelque part. Des têtes de singes piégées dans des appareils stéréotaxiques, le crâne découpé et le cerveau à l’air. Des chiens privés de la liberté d’aboyer par des techniques de debarking, consistant à leur découper les cordes vocales au laser.
— Dans ce cas, pourquoi n’avoir volé que quatre singes alors qu’il pouvait embarquer les huit ?
Van Boost cligna d’un œil.
— Très perspicace… Secundo, comme vous le disiez vous-même, le trafic d’animaux. Fini les toutous à mamy. Aujourd’hui, les jeunes sont branchés mygales, pythons, scorpions, singes. La plupart de ces animaux ne sont pas vaccinés et sont détenus de façon illégale. Une vraie catastrophe !
— La louve pose toujours problème !
— Pas forcément. Les singes pour la compagnie, le loup pour l’argent. Les combats illégaux de chiens, ça vous dit quelque chose ?
— Bien entendu.
— Un acheteur pense peut-être pouvoir dresser un alpha, lui limer les crocs et le faire passer pour un chien de combat. Ça s’est déjà vu au fin fond des pays slaves, il y a une vingtaine d’années. D’après les rumeurs, ces combats sanglants auraient repris en Allemagne et dans certains pays de l’Est.
Lucie imaginait les bêtes qui se déchiquetaient dans la moiteur d’une cale de navire, sous les clameurs de barbares. Des loups, poussés aux limites de leur férocité, attaqués par deux, trois chiens en même temps.
— Et en France ?
— Peu probable…
La thèse ne tenait pas debout. Que faire avec les wallabies volés au zoo de Maubeuge ? Des combats de boxe ?