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Le brigadier se plongea dans le chapitre qui l’intéressait. Pour parfaire sa technique de ligature et avant de s’attaquer au modèle humain, Pirogov s’était entraîné sur des chats et des chiens. Des milliers de bêtes auxquelles il avait ouvert la poitrine avant de trifouiller la fameuse aorte. Lucie tiqua. Elle n’y comprenait pas grand-chose mais, a priori, le médecin n’incisait pas le péricarde, contrairement au tueur. Et nulle part on ne parlait d’artère iliaque. Mauvais point.

La jeune femme prolongea cependant sa lecture, passionnée par ce médecin remarquable, intriguée par les clichés sanglants qui peuplaient les pages. L’auteur de la biographie parlait souvent de l’incroyable quantité de corps disséqués ou autopsiés par Pirogov. Pendant l’épidémie de choléra, en 1848, il avait autopsié plus de huit cents cadavres. Le gigantesque congélateur naturel qu’est le grand froid russe lui avait permis de stocker à volonté de la matière première issue de la guerre. De quoi s’entraîner jusqu’à la fin de ses jours.

Quatorze heures vingt.

Mince !

Restait dix minutes pour foncer dans le labyrinthe du Vieux Lille. Lucie fourra le livre sous sa parka — urgence professionnelle — et disparut en remerciant la dame de l’accueil.

24.

Rue de la Monnaie, enfin. Portable à l’oreille, le capitaine Raviez battait les plus anciens pavés du Vieux Lille d’un pas de buffle. Bien entendu, il râlait.

Lucie s’adossa à une façade d’antiquaire. En figeant l’instant, elle aurait pu devenir le personnage en lumière d’un vieux tableau flamand, tant il régnait dans ces ruelles l’atmosphère des époques sombres et oubliées.

— Ça devient difficile ! s’énerva Raviez en empochant son portable. On prive les hommes de leurs congés et on leur demande de se couper en quatre ! Interroger le personnel licencié par la veuve Cunar, enquêter dans la zone industrielle, fouiller aux abords des points d’eau conjointement aux pelotons de gendarmerie ! Sans oublier les recherches à partir d’une source infinie de fichiers informatiques et l’élaboration d’une liste des vétos qui ont commandé de la tilétamine ces derniers mois ! Il nous faudrait le double de ressources !

— À propos, que donne la piste des vétérinaires ?

— Une vaste embrouille ! Pour le moment, presque tous les vétos recensés commandent fréquemment de la tilétamine, hormis quelques-uns qui utilisent de la kétamine. Toutes nos lignes d’investigation partent en vrille, noyées dans la masse.

Lucie embraya sur un sujet qui la taraudait.

— Norman se débrouille avec la liste des licenciés de Vignys ?

— Parti sur place interroger le directeur de l’agence nordiste de l’entreprise. Il a le même sentiment que toi sur cette coïncidence troublante. C’est plutôt bon signe, mais là encore une centaine de personnes à filtrer. Pourquoi rien n’est-il simple dans notre métier ?

Le capitaine orienta sa moustache en direction d’une porte massive.

— Allons rencontrer ce Léon… En espérant que les intuitions de ton vétérinaire-vampire nous mèneront à bon port.

À voir l’étroitesse de la façade et le propriétaire — le fameux Léon —, qui sentait le renfermé à plein nez, il sembla à Lucie qu’elle s’apprêtait à empiéter sur le territoire cloisonné et secret d’un rat en fin de vie.

Le taxidermiste ressemblait au fidèle serviteur Nestor des albums de Tintin. Tout en raideur, monoexpressif, engoncé dans un costume rayé trois-pièces qui, à défaut d’élégance, offrait au personnage la prestance d’un conservateur de reliques.

Ils traversèrent un premier local, une sorte de hall ennobli qui les jeta sous un gigantesque dôme de verre lancé au ciel par une architecture complexe, tout en jeu de courbes et de ruptures. Léon y préservait, sous une chaleur artificielle, une jungle tropicale où plantes carnivores, yuccas, lianes, palmiers et brassées de fleurs des îles comblaient l’espace d’entrelacs dépaysants.

L’Amazonie à Lille. Pourquoi pas des ananas au pôle Nord ? On aura décidément tout vu !

L’arche de verdure déversait sa chlorophylle dans un tunnel qui ouvrait sur un second bâtiment de taille modeste, une salle parée de voiles, de faïences, d’orfèvrerie, de marbres translucides et de meubles anciens qui suggéraient une cour royale. Un dédale alambiqué de passages, de galeries en pierre, perdit les policiers dans le poumon de l’habitation fragmentée.

— Il faut être spéléologue chevronné pour trouver son chemin dans cette maison ! plaisanta Raviez.

— Je comprends que cette construction atypique vous étonne, miaula Léon en servant trois verres de vin. N’oublions pas que Lille était, comme son nom l’indique, une île ! À la fin du XVIe, la ville enserrée dans ses remparts contraignait à construire « front à la rue ». On bâtissait des habitations peu larges, tout en profondeur, avec des pièces de taille croissante que l’on reliait par des galeries. On appelle ça le « double parcellaire », un système identique aux poupées gigognes… Vous savez, ces demeures sont, en définitive, à l’image des gens du Nord. Façade sans fioritures mais grande générosité intérieure.

Raviez se gratta le menton, Léon tendit les verres de bordeaux qu’ils n’eurent pas l’audace de refuser. Lucie se demandait quels rapports obséquieux cet être mondain entretenait avec la chauve-souris du zoo. Peut-être un culte pour la différence. Ou l’amour des animaux. Façon scalpel.

La jeune femme dépeça les lieux d’un œil néophyte, intriguée par les pavés de verre du plafond qui éclataient la lumière naturelle en étoiles translucides. Au pied de l’escalier, son regard bloqua sur des bottes en peau de serpent, façon mafieux mexicain. Qui pouvait porter des horreurs pareilles ?

Raviez, en bon flic, s’était chargé de déballer la raison biaisée de leur venue.

— J’aime partager mon vin avec des inconnus, en particulier de charmantes jeunes femmes, expliqua Léon en claquant la langue. Savez-vous pourquoi ?

Lucie leva un sourcil interrogateur. Ça y est ! Léon, le type hyperfringué des « soirées de monsieur l’ambassadeur », allait se lâcher.

— Ce trésor est le sang de mes propres vignobles, il symbolise le fruit de mon amour pour la terre. Quand mon vin glisse le long de votre palais et coule dans vos veines, c’est un peu comme si je pénétrais en vous… Mais… chut !

Une présence se découpa dans l’escalier qui dévalait de l’étage. Une face tirée par la chirurgie esthétique sur laquelle les années semblaient glisser, une peau de galet où la moindre ride se voyait traquée à coups de bistouri ou de silicone. L’onde de soie flotta le long de la rampe, doubla l’assemblée dans un nuage de fumée de cigarette et disparut dans une pièce annexe avec un roulement de fesses qui déchaîna la testostérone de Raviez.

— Ne faites pas trop attention à elle, s’excusa Léon d’un haussement d’épaules. Elle… comment dire ? ne côtoie que ceux de la haute… Elle et moi, on ne fait que se croiser ici…

Une pétasse qui pète dans la soie ! pensa Lucie. Pas trop le style « bottes à peau de serpent ».

— Je passerais bien mon après-midi à boire du vin, embraya Raviez, mais nous sommes en service et…

— Vous êtes pressés. Pourquoi les flics évoluent-ils constamment sur un tapis de braises ?

Parce qu’une petite diabétique est sur le point de mourir ! Et que nous, on tombe en extase devant du jus de raisin !

La salle en « L » dévoila une porte jouxtant une bibliothèque engourdie par la masse des grimoires de taxidermie. Les gonds grincèrent à peine que les narines des policiers se mirent à battre. Le capitaine Raviez confia à l’oreille de Lucie :