— C’était Norman ! On la tient ! clama-t-il en brandissant le poing. Clarice Vervaecke, vétérinaire à Merlimont ! Elle commande depuis des mois de la tilétamine dans une pharmacie de la ville ! « Et alors », vas-tu me dire ?
— Et alors ? Vous avez affirmé tout à l’heure que presque tous les vétérinaires se procurent de la tilétamine.
— Elle passe bientôt devant un tribunal et risque de perdre son droit d’exercer !
— Vous comptez me dévoiler la chute dans dix jours ? râla Lucie sans cacher son exaspération.
— Elle s’est fait prendre à un contrôle d’alcoolémie le mois dernier en revenant d’une boîte de lesbiennes, en Belgique. Complètement défoncée. Shootée à la tilétamine d’après la prise de sang.
— Ce qui explique pourquoi elle en commandait tant. Est-ce suffisant pour l’incriminer ?
— Avant de la maintenir en garde à vue, ils ont voulu relever ses empreintes. Tu devines la suite ?
— Pas de crêtes papillaires ?
— Exactement ! Le bout des doigts rongé par des attaques chimiques.
Raviez jeta un œil dans son rétroviseur et plissa l’asphalte.
— Le commissaire a obtenu auprès du procureur un mandat de perquisition. Une équipe d’une dizaine d’hommes, Norman en tête, vient de se mettre en route ! Avec un peu de chance… la petite sera toujours vivante… Espérons-le, ça gâcherait le happy end…
— Happy end ? N’oubliez pas que Mélodie Cunar et son père sont morts et qu’un chauffard est toujours en cavale avec deux millions d’euros !
— Tu me fais la morale maintenant, brigadier ?
Lucie s’écrasa au fond de son siège, muette. L’annonce pénétrait en elle comme un torrent déchaîné, élaguant à grandes eaux les flammes crépitantes de l’enquête. Elle en venait presque à regretter que tout s’arrête si brusquement.
L’heure tournait, le temps diluait dans les veines d’Eléonore le poison des secondes. Se sent-on mourir quand la Faucheuse affûte, depuis de si longues années, son instrument tranchant sur l’édifice de votre vie ?
— Tu vois, ajouta le capitaine après un silence, les faits, la hargne de nos hommes, il n’y a que ça qui compte ! Ton baratin psychologique n’aura pas servi à grand-chose ! Je passe en coup de vent au commissariat et je te ramène chez toi. Tu vas pouvoir profiter de ton week-end, bien tranquille à t’occuper de tes marmots…
— Il reste quand même l’inconnue du ou des chauffards de Cunar…
— Je suis persuadé que notre suspect a tout vu, puisqu’il se trouvait à proximité du lieu de l’accident. Le numéro d’immatriculation est soigneusement imprimé au fond de sa tête et crois-moi, le commissaire n’a pas d’égal pour mener un interrogatoire musclé.
— Passez-moi un coup de fil pour le dénouement en tout cas…
Le véhicule s’engagea le long du port, effleura la Duchesse Anne avant de se garer derrière le commissariat. Des journalistes surgirent.
— Tu me laisses parler, avertit le capitaine avant d’ouvrir la portière. Et essaie de pas trop faire la gueule, ce soir on risque de passer au journal de vingt heures…
— Je souris bêtement quoi…
Depuis la fenêtre de son pavillon de Malo-les-Bains, Lucie contemplait le dos rond de la dune sous les derniers rayons du soleil. Même dans le Nord les couchers sont magnifiques, tout mêlés de bleu, d’orange, de mauve. Une légère brise chahutait le sable en tourbillons silencieux et l’emmenait vers les noirceurs océanes.
La jeune femme se demandait ce qu’allaient découvrir les équipes dans le cœur de la maison maudite. Des animaux empaillés par dizaines ? Des capucins cloués sur un piédestal de bois, piégés dans une éternité synthétique ? Des bêtes disséquées, les organes conservés dans des bocaux ? Et la petite Éléonore ? Quelles étaient les chances de la retrouver vivante au milieu d’un tel déferlement de haine ?
Le rapport d’autopsie traînait au milieu de la salle à manger, privant une petite aveugle de sa plus profonde intimité et de son droit à reposer en paix. En faisant glisser une main sur les pages glaciales, Lucie imagina les minuscules grains de lumière traverser les iris de Mélodie Cunar, avides de partager leurs couleurs, leurs nuances, leurs pulsations d’existence, s’accrocher aux nerfs optiques et rebrousser chemin juste avant de frapper aux portes de son cerveau. Elle songeait à ses jumelles, leurs grands yeux arrosés d’or céleste, leur émerveillement devant le moindre scintillement d’étoile. À chaque seconde, on respire les images, elles allument les regards, les sourires, nous arrachent de terre et tissent les fils de nos vies. L’existence de Mélodie n’avait été qu’un puits de ténèbres, un gouffre de bouffées noirâtres. Quel souvenir avait-elle gardé de son court passage sur Terre, de cette si belle planète où s’épanouissent fleurs, océans et nuages, si ce n’est cet incroyable sentiment d’incompréhension et d’injustice lorsque les deux mains froides l’avaient privée d’oxygène ?
Amèrement, Lucie entassa les feuillets, empoigna la biographie du médecin russe qu’elle enfouit au fond d’un tiroir, dans lequel elle récupéra une petite clé. Puis elle baissa les volets roulants, tira les doubles rideaux, éteignit les lumières, les veilleuses des appareils électriques. Noir complet. À tâtons, elle s’approcha de l’armoire aux vitres teintées, l’ouvrit et… franchit le pas…
Une heure plus tard, une fois ses larmes séchées, elle s’embarquait pour la maison de ses parents.
Après trois jours, elle allait enfin pouvoir embrasser ses filles, les jumelles au sommeil inversé.
Devant elle, une interminable nuit blanche en perspective…
26.
Dix-huit heures trente. Les mains regroupées sous le menton, Vigo Nowak observait la masse écrasée sur le canapé. Avec une minutie d’horloger, il ressassait les lignes de son plan, analysait les étapes, les facteurs X susceptibles de compromettre son opération.
La clé d’entrée dérobée chez Sylvain, dont il avait fait un double dans une grande surface… La boîte de Donormyl… La paire de gants en latex… Et l’incroyable somme de détails qui nécessiterait l’habileté d’un jongleur…
Tout était parfait. L’engrenage réclamait sa crémaillère.
Il alla au fond de son jardin s’assurer que son voisin, un veuf sexagénaire, avait abaissé ses volets roulants, puis il rapprocha la voiture de Sylvain.
De l’autre côté de la rue, pas de témoins possibles. Les palissades de béton hautes de deux mètres n’ont ni yeux ni oreilles.
Dans l’après-midi, il avait appelé Nathalie, furieuse après son mari, à la suite de son départ précipité de la maison. Vigo l’avait prévenue que Sylvain déblatérait à ses côtés, une bouteille de whisky à la main et dans un état proche de celui d’un alambic hors d’usage.
Et maintenant, l’ami allait ramener le mari indigne.
Sylvain était horriblement lourd. Néanmoins, Vigo réussit à l’installer sur le siège passager du véhicule. Il enfila des gants de laine, un bonnet, mit le contact et s’évapora dans la nuit.
Une alarme interne lui intimait de rebrousser chemin, de stopper le massacre, de réfléchir à des solutions alternatives. Mais cette voix égoïste lui demandait de choisir entre l’humidité d’un cachot et la douceur d’une vie sucrée.
L’ingénieur touchait au but, il manquait juste le coup de tournevis décisif. Il ne commettrait pas d’erreur. Être intelligent, c’est savoir utiliser son intelligence au bon moment.