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— Ferme ta gueule !

Tu as presque fini le travail… Ne craque pas maintenant… Regarde ! Elle porte déjà son pyjama ! Le destin est encore avec toi… Laisse couler…

Respiration dense. Flots de sueur. Et si le téléphone sonnait ? Et si quelqu’un frappait à la porte ? Et si un passant l’avait vu pénétrer dans la cour ?

Il s’imprégna une dernière fois de l’atmosphère de la chambre parentale, scruta le moindre recoin, imagina l’attitude des policiers qui découvriraient les corps. N’avait-il rien oublié ? Le couple en pyjama dans son lit, la femme démaquillée, les vêtements pliés sur les chaises…

Ces hurlements affreux !

Ultime ligne droite. Décisive. Le clou de son stratagème.

Le monoxyde de carbone… Un gaz inodore, invisible, sournois… au baiser mortel. Le grisou des feux à charbon.

Six mille victimes par an. Des familles complètes. Trois, quatre, cinq enfants. L’horreur.

Vigo s’approcha du monstre d’acier. Les boulets de charbon s’embrasaient sans aucun crépitement, avalaient les flammes pour régurgiter un magma incandescent. Les forges de l’enfer préparaient leur combustion d’âmes.

Le front ruisselant, Vigo tira avec précaution l’adhésif enroulé autour du tuyau d’évacuation, juste assez pour qu’apparaisse la profonde déchirure.

Ils étaient inconscients d’utiliser un feu en si mauvais état ! Un tel malheur devait arriver tôt ou tard ! On ne répare pas une bouche d’évacuation avec du scotch !

Il se donnait bonne conscience. Oui, le drame les avait toujours guettés. Vigo déviait juste un peu les destins, comme avec son emballage de croissants sur les marches de la Grand Place…

Il tira sur chaque extrémité du tuyau sans forcer, étala plus encore le sourire de la fente. Tout paraissait naturel. La panne de chaudière arrivée au mauvais moment… Les températures effroyables de l’extérieur, contraignant à utiliser le feu à charbon. L’adhésif décollé par la chaleur, porteur des empreintes de Sylvain ou Nathalie… Et même la mère, qui avait signalé le danger !

Le poison inodore se déversait dans l’air. Dans quelques heures, le gaz aurait mordu les chambres. Tout serait fini dans les mauves de l’aube…

Du plus profond de l’habitation, les hurlements de l’enfant redoublèrent d’intensité.

Vigo se plaqua les paumes sur les oreilles, des plis douloureux sur les lèvres. Le long de la vitre embuée du feu à charbon, les flammèches louvoyaient avec acharnement, pressentant l’appel d’air. Accélérant le processus de mort.

C’est… c’est le prix de ta survie ! Tu n’avais pas le choix !

Sans tarder, Vigo rinça les deux verres de jus de fruits qu’il rangea dans le placard de la cuisine. Il donna un coup de serpillière sur le sol, ausculta une dernière fois les pièces, affrontant les hurlements désespérés. Il vacilla et manqua de vomir.

Pas un bébé, pas un bébé, pas un bébé…

Quitter l’endroit fut plus difficile que prévu. L’horrible impression d’avoir commis une erreur… Il posa la clé dérobée dans le coffret accroché à proximité de la porte, se faufila sur le perron et utilisa son double pour verrouiller l’issue.

Sous l’œil incisif des étoiles, les champs au sol gelé l’engloutirent.

Adieu l’ami…

Une fois chez lui, il faillit s’évanouir sur le canapé. Il se déshydrata à trop pleurer, demanda pardon à la divinité qui voudrait bien l’entendre. Le non-croyant, qui prie quand ça l’arrange… Et aujourd’hui, ça l’arrangeait fichtrement.

Comment retrouverait-il un jour la quiétude de son esprit ? Pourquoi fallait-il payer par le biais pourpre ce droit d’accéder au bonheur ?

Pas loin de la rupture morale, il se changea et prit l’autoroute A21, destination nulle part…

Demain, les pompiers découvriraient trois nouvelles victimes intoxiquées au monoxyde de carbone. Avec un feu à charbon dans cet état et le témoignage de la mère, l’évidence éviterait la procédure judiciaire.

Le lendemain de Noël, Vigo Nowak se proclamait héritier légitime de deux millions d’euros au détriment de trois vies, dont un enfant à l’aube de l’existence…

27.

Le corps nu se nuançait en déchirements d’ombres. L’aiguille chercha une veine, creva la pellicule de peau avant de déverser plusieurs millilitres du liquide jaunâtre dans les tentacules sanguins.

Tilétamine. Un poison qui portait la Bête sur les moiteurs infinies du plaisir artificiel, chassait l’illusion du froid et lissait l’horreur du monde. Ici, dans cette obscurité contrôlée, elle se sentait bien, en sécurité, loin des démons qui envenimaient son quotidien. Quand le moment viendrait, elle s’occuperait de leurs jolies petites gueules. À sa manière.

Elle poussa le son du radiocassette, amplifia les basses pour aggraver le vomissement saturé de la guitare électrique. Ses coups de tête propulsaient la masse noire de ses cheveux par-devant son visage et jusqu’à la pointe de ses seins. Attisée par la chaleur organique et les tourbillons de drogue, elle se courba vers l’arrière et exécuta des mouvements de bassin, invitant une présence invisible à la pénétrer, la secouer, la soulever de terre. Elle engloutit une canette de bière avant de pousser un hurlement.

Ce soir plus que les autres nuits, elle voguait sur les crêtes du bonheur. Cette image hypnotique, cette physionomie gravée derrière ses iris prenaient des dimensions démentes. Cette texture claire des cheveux, ces yeux de saphir cernés de secrets coïncidaient à merveille avec la photo qu’elle tenait sous ses yeux. Cette photo qu’elle caressa, encore et encore.

Ses prières les plus violentes venaient de prendre forme.

La femme flic serait celle par qui la Bête revivrait enfin !

Avait-on enfin écouté ses suppliques ? Lui avait-on offert sa part de chance ? Cette possibilité de ramener le passé et de faire taire les tourbillons de rancœur qui bouillaient en elle ? Un tel coup du destin, un enchaînement si incroyable de circonstances ne pouvaient être qu’un signe envoyé par Dieu pour l’encourager.

Après une large inspiration, pressant un crucifix dans la paume gauche, elle plongea la main droite dans une bassine d’eau oxygénée presque pure pour en extraire un crâne à la blancheur immaculée, une face de calcium purgée de ses déchets organiques. L’attaque chimique lui brûla les doigts, une morsure si dévastatrice que le bâton calé entre ses dents manqua de se rompre. Des dizaines de mètres sous terre, la Bête gémit à s’arracher la gorge…

Elle entretenait ce châtiment maîtrisé, nécessaire, pour empêcher les cicatrices morales de se refermer, pour qu’à chaque battement de son cœur les fragments de son passé ébranlent le présent et lui rappellent combien sa mère et elle avaient souffert.

Après avoir enduit ses doigts douloureux d’une crème de sa confection, elle se plaqua sur un mur tapissé de peaux pour récupérer, enfonçant son regard dans les tignasses grises, blondes, suspendues à une armature en métal. Des perruques sous lesquelles elle dissimulait sa vraie chevelure, une fois à la surface, dans ce monde de caddie, de klaxon, de gaz carbonique. Un moyen, avec les vêtements ringards, les chaussures d’hommes, les moules en latex, de se classer au rang des quidams qu’on ne cherche pas à aborder, un vitrage contre les œillades des mâles dégoûtants.

Une fois la douleur partiellement estompée, la Bête posa le crâne sec sur une table à tréteaux, aux côtés de bocaux transparents où traînaient des yeux en cristal de Bohême, des mâchoires en résine, des amoncellements d’os. À ses pieds, sur les flammes bleutées d’un réchaud à gaz, un mélange abject de chair, de viscères, de ligaments macérait à la surface d’un liquide trouble qui dissimulait, en son fond, un squelette. Le bain de soude caustique mêlait ses relents aux effluves de cuir, à ce travail des peaux mortes qui exhalait son fumet diabolique. Le jeu des odeurs, l’alchimie des mélanges banda un à un les muscles de la Bête, lui donnant du cœur à l’ouvrage.