Là où n’importe qui aurait vomi, elle jouit…
Après le passage de couches de résine autour des orbites, elle avala plusieurs goulées d’une nouvelle bière et, sous les riffs agressifs crachés par les enceintes, se mit à tourner bras écartés, paumes vers le haut, accroissant la vitesse de rotation jusqu’à ce que les défaillances cérébrales l’emmènent au sol. Elle roula son corps moucheté de brûlures dans les écorces de pin, s’en couvrit le torse, les seins, le bassin, et se frôla le sexe en gémissant.
Dire que le big-bang avait explosé dans cet entrepôt, en pleine zone industrielle. D’abord l’échec, cette montée de rage suivie d’une envie puissante d’arracher la vie. Puis cette immense prise de plaisir, comme lorsqu’elle tuait des petits animaux, plus jeune. L’idée était alors soudainement apparue, comme jaillie de la lampe magique d’un génie resté trop longtemps enfermé.
Des morts qui pourraient ramener des morts.
À présent, il fallait confirmer l’idée, passer à la pratique avec cette fillette, piochée au hasard de la rue. S’entraîner sur du jetable avant de s’attaquer à la pièce maîtresse, cette femme flic surgie sur les rails de sa destinée.
Pour que, par la magie de ses mains calcinées, soient sublimés ses souhaits les plus fous.
La Bête contourna des récipients de cires colorées en bleu de Prusse, indigo ou cendre bleue. Elle s’approcha du bain de tannin et observa de longues minutes le tapis de peau barboter dans le jus immonde…
La drogue diluait ses serpents de brume au fond de son esprit, déliant ses idées les plus folles, ses désirs les plus ambigus. Elle considéra la cage où planait encore le spectre de la petite aveugle, ces barreaux inébranlables, cette soif métallique d’emprisonner les chairs. Pourquoi ne pas offrir un nouvel occupant à cet acier solitaire ? Pourquoi ne pas enlever la femme flic immédiatement ? Non pas pour s’occuper d’elle sur-le-champ, mais pour la garder en vitrine, ici, dans les profondeurs de la Terre. La posséder vivante, l’étudier, la disséquer du regard…
Quelle formidable idée ! Décidément, pourquoi avait-il fallu attendre toutes ces années pour qu’explose enfin son imagination, ses élans artistiques ?
En un instant, ses sens se braquèrent sur la petite clochette reliée à un fil de nylon. Une présence venait de réveiller le système de sécurité installé autour de la maison. La Bête éteignit son poste et tendit l’oreille. Plus rien… Peut-être un animal… Un sanglier, une biche ?
Dans l’ombre, elle s’empara de son scalpel encore maculé de vie. L’instrument tranchant lui échappa des mains lorsque son chien se mit à aboyer à n’en plus finir. Elle fut prise d’une panique qui, instantanément, résorba les effets de la drogue et la plongea dans la cruauté de la réalité.
On l’avait déjà retrouvée. Comment était-il possible que…
Elle se glissa nue dans une longue veste de fourrure, s’empara d’un pulvérisateur au réservoir rempli d’acide formique et se plaqua derrière la porte d’une des caves. Prête à dissoudre les démons de l’enfer qui oseraient entrer chez elle.
Dans une obscurité plus tenace encore, au fond, des plaintes grimpèrent.
La Bête jura de les faire taire à la première occasion venue…
28.
Pierre Norman roula le bord de son bonnet pour libérer ses oreilles de l’étreinte de laine. Avant chaque intervention, son corps tout entier grimpait en température. Dans les montagnes russes de l’enquête criminelle, le lieutenant à la chevelure de feu vibrait pour cet ultime moment, cette dernière chute à la pente vertigineuse.
Il se tenait plaqué contre la façade d’un plain-pied contemporain bâti au détour d’une route, à l’orée d’une forêt de pins. Une habitation isolée, aux volets fermés, l’endroit idéal pour se livrer à des activités occultes. De l’autre côté de la porte, un chien aboyait à tout rompre.
— Tu es prêt ? fit-il au lieutenant Colin dans un nuage de condensation.
— Pas de problèmes. On peut foncer…
— Et vous, ne manquez pas le chien…
Norman agita la main. Un bélier avala la porte et dévoila les perspectives intérieures dans un craquement de bois. Une flèche anesthésiante se logea dans le poitrail d’un doberman, lui laissant à peine le temps de planter ses crocs dans la combinaison en polymole d’un maître-chien. Six hommes pénétrèrent par groupe de deux, les Beretta contre les joues, les pointes des canons dévorant l’espace sous l’appui des lampes torches. Une fois la lumière allumée, les volumes se tendirent, exhalant leurs bouffées d’inconnu. Les policiers s’approprièrent les pièces avec méthode, gorges serrées et fronts luisants.
— Rien dans les chambres ! souffla une voix.
— Cuisine vide ! poussa une autre.
Norman s’intéressa aux éléments qui composaient l’espace du salon. Le décor, le style, l’architecture. Rien de particulier. Des bibelots inutiles, une cheminée aux bûches consommées, des murs peints en blanc parsemés de fresques aux motifs géométriques. Des cadres, des posters, aucune photo. Le policier s’attendait à découvrir un musée de l’horreur, une fosse à animaux empaillés, un cimetière de gueules pétrifiées… Au téléphone, le capitaine Raviez lui avait parlé du penchant taxidermiste de l’assassin. Où la vétérinaire dissimulait-elle ses trophées ? Et surtout, dans quel recoin retenait-elle la petite diabétique ? H moins combien déjà ?
Elle se trouve là ! Sous mes pieds !
Norman s’approcha d’une porte au fond du salon, l’ouvrit avec prudence. Il perçut une excitation sur le palais lorsque jaillirent les ténèbres. Il s’adressa à Colin :
— Une cave ! Je descends !
Colin l’agrippa par l’épaule alors que l’obscurité l’engloutissait déjà.
— Une cave ? C’est peut-être là-dessous qu’elle retient la petite… Je t’accompagne…
— Pas la peine, l’endroit semble étroit, on risque de se marcher dessus… Va chercher l’architecte dans la voiture.
La tignasse rousse du policier se laissa avaler par le dévers de béton qui dévalait dans les entrailles de l’habitation. Une ampoule timide nuançait les parois en esquisses floues. Norman s’appuya sur le faisceau de sa lampe, l’arme tendue, la main alourdie par la tension nerveuse. Son index s’enroulait sur la gâchette, sa langue courait sur ses lèvres en ellipses humides. En contrebas, l’escalier vrillait sur la gauche ; l’obscurité reprenait peu à peu ses droits.
Calme-toi… Respire… Tu contrôles la situation…
Des bruits de pas, au-dessus de sa tête. Ses collègues, probablement… Les marches l’abandonnèrent dans une espèce de sas oblong qui débouchait sur une porte entrouverte.
Le cœur de la machinerie meurtrière.
Le cavalier solitaire cala ses pas sur le rythme lent de sa respiration. Il contourna des bocaux poussiéreux, pleins d’une substance noirâtre, s’approcha de l’entrebâillement en se plaquant contre les murs. Sa jugulaire avait triplé de volume, oxygénant son cerveau et décuplant sa lucidité. Ses pupilles dilatées dans le lac bleu de son œil lui conféraient des allures de félin à l’affût, un genre de chat sauvage aux griffes rétractées mais prêtes à lacérer.