La 306 s’était engagée le long d’une voie bitumée, vite relayée par un terrain impraticable. Il régnait dans l’antre de chlorophylle une atmosphère de film à carnage. À observer les squelettes d’écorce qui l’encerclaient, Sylvain pensa à la forêt cabalistique dans Massacre à la tronçonneuse.
Les feux de croisement endormis, les deux informaticiens claquèrent les portières avant de porter leur attention sur le contenu du coffre.
— Le sol est gelé, on ne laissera aucune empreinte, murmura Vigo. Pas de lune non plus… C’est de la folie, tous les éléments nous encouragent. On bazarde le corps dans le marais à deux cents mètres d’ici. Prends le bidon vide.
— On n’y voit que dalle. J’ai les boules ! Tu es sûr que…
— On a fait le plus dur ! Allez, on y va.
La torche éventra les épaisseurs d’aulnes et d’herbes sauvages. Sylvain tenait le cadavre par les chevilles, Vigo par les poignets. La jambe gauche flottait sans gêne dans la charpente refroidie, comme heureuse d’être enfin libre.
Un Barbapapa, songea Sylvain. Dis-toi que tu transportes un Barbapapa…
— Ses muscles sont déjà tout durs, dit-il finalement dans l’unique but de rompre le silence.
— La rigidité cadavérique qui commence. Il aura bientôt la souplesse du pantin et la dureté de son bois…
— Je… Je n’arrive pas à me débarrasser de son regard. Quand je l’ai retourné, ses yeux ont plongé dans les miens. J’y ai vu la Mort. Je sais à quoi elle ressemble maintenant. J’ai peur de ne plus jamais dormir tranquille.
— N’oublie pas qu’il s’agissait d’un accident, un concours de circonstances qui fait que… On… Comment agir autrement ? T’imagines un flic appeler ta femme, lui signaler que tu viens d’écraser un type ? Que tu ne rentreras plus jamais chez toi ?
— Non…
Un marécage déploya sa gueule putride.
— Je peux m’en occuper seul, confia Vigo. Tu n’es pas obligé…
— Je reste… Je veux m’assurer qu’il emporte notre secret…
Rien ne respirait ici, ni la flore, ni la faune. L’asphyxie des choses mortes.
— On devrait fouiller son portefeuille… vérifier son identité… Il mérite au moins ça…
Vigo plongea une main sous le blouson du macchabée.
— À quoi bon ? Pas de nom, pas d’identité. Un fardeau de moins à supporter. Un visage vide s’efface plus facilement de la mémoire qu’un nom… Je garde ses papiers pour les brûler en rentrant chez moi… Remplis le bidon d’eau… Et arrache un roseau… La majeure partie des personnes décédées par mort violente et jetées à l’eau flottent — les femmes la poitrine vers les fonds, les hommes vers le ciel —, à cause de ce que l’on appelle un spasme laryngé initial maintenu. Leur épiglotte — un clapet de cartilage — se referme par réflexe dans le dernier souffle et interdit l’entrée d’eau dans les poumons. Pour que le corps coule, il faut « aider » le passage de liquide dans les voies aériennes.
Vigo remercia son frère de sans cesse étaler sa science. Stanislas Nowak travaillait au laboratoire régional de police scientifique de Lille. Vigo craqua les sacs plastique et fit apparaître un menton éraflé, des lèvres déchirées où croûtaient des caillots de sang. Sylvain détourna la tête et s’éloigna.
— Désolé… Je peux pas…
— Je vais me débrouiller…
Il fallut forcer pour décoincer la bouche crispée. Vigo dut s’y prendre à deux mains, tirant à pleins doigts les mâchoires. Des os craquèrent. Le chaume empala la gorge inerte.
— Ça va lui bousiller l’épiglotte et libérer la glotte. Comme ça, l’eau pourra s’engouffrer.
— Rien à foutre de tes commentaires ! On dirait que tu dégorges une truite ! Finissons-en, et vite !
Une saleté nocturne prit son envol dans un bruissement de papier. Sylvain pensait que tous ses organes allaient se liquéfier. Comment l’autre réussissait-il à conserver tant de sang-froid, à faire preuve d’une telle organisation face à l’impossible ?
Vigo déversa l’eau saumâtre jusqu’à ce que, sept litres plus tard, la cavité béante du larynx régurgite le surplus de liquide.
— Terminé ! Le corps va se décomposer hyper vite dans l’eau. Presque aussi efficace que l’incinération. D’ici deux mois, les seuls moyens de l’identifier seront les tests ADN ou les empreintes dentaires.
Vigo se frotta les mains sur son jean. L’illusion d’une purge, d’une absolution.
— Et maintenant on le jette à l’eau le plus loin possible. Tu le prends par les jambes, moi par les bras. Je compte jusqu’à trois…
La masse frappa l’eau avant que, lentement, les lentilles dérangées ne regagnent leur place. Le mort s’enfouissait vers les abysses, emportant un secret scellé par la peur, le dégoût… l’argent…
Dernières bulles d’air qui éclatent à la surface. Ultimes clins d’œil d’un père de famille. Au revoir aquatique. Puis plus rien…
La voiture s’éloigna vers les faisceaux brasillant de la route nationale.
Des contractions musculaires, infimes, glissèrent sur le contour des lèvres de Vigo pour en tirer un ersatz de sourire.
— Le magot ! Le magot est à nous Sylvain ! T’imagines ?
— Non, pas encore…
— Écoute bien ce que je vais te dire. Cet argent, on ne va pas pouvoir y toucher tout de suite. Le temps que les choses se tassent, que nos esprits y voient clair. Ta femme ne doit rien savoir. Pas de sous-entendus, d’allusions qui aiguiseraient ses soupçons, OK ?
Sylvain passa une main sur son visage, comme s’il cherchait à décoller un masque de terreur.
— Tu crois que j’ai envie qu’elle sache ?
— On a juste agi logiquement, d’accord ?
Sylvain acquiesça sans conviction.
— Ne change rien à tes habitudes. Poursuis ta recherche d’emploi et continue à nourrir tes poules. Demain j’ai un entretien d’embauche, je m’y présenterai, comme si de rien n’était. Nous ne sommes jamais allés à Dunkerque cette nuit. On jouait chez moi aux échecs sur internet, comme tous les jeudis soirs.
— Et mon capot démoli, mon phare explosé ?
— Tu achètes un phare chez un détaillant automobile et tu le changes toi-même. Paie en liquide. Tu connais un carrossier qui peut réparer ta voiture au black ?
— Je vais souvent à la casse de Lens. J’ai un contact là-bas.
— A priori, la tôle n’est pas pliée. Il devrait réussir à te réparer ça sans laisser trop de traces. Je te fais confiance pour baratiner ta femme sur l’origine du coup. Dans tous les cas, n’appelle jamais ton assurance !
— Et le magot ?
— Je le garde chez moi, au grenier. Aucun ris…
— Pas question ! Pourquoi je ne le garderais pas, moi ?
— Pour que ta femme tombe dessus ? Moi je suis célibataire ! Personne ne viendra fourrer son nez dans mon grenier !
— Dans ce cas, on ne le cachera ni chez toi, ni chez moi. J’ai déjà ma petite idée… Et ce fric, je veux le compter avec toi…
— La confiance règne ! À t’entendre, on dirait qu’on se connaît depuis hier !
— Ce n’est pas la question, mais… Je ne voudrais pas avoir fait tout ça pour rien… Ce type dans les marécages…
Il agita ses doigts comme pour palper l’air.
— On doit tout faire disparaître si ça tourne au vinaigre. Promets-moi que si les flics se branchent sur le coup, on brûle ces billets. Je te garantis que je le ferai, avec ou sans ton accord !