29.
Clarice Vervaecke, la vétérinaire, franchit le portail de la fermette de Sylvain Coutteure avec une aisance d’athlète. Ses footings matinaux sur la plage de Merlimont avaient forgé son corps à l’image de son esprit, avec rigueur et discipline. À trente ans, elle pouvait courir vingt kilomètres et baiser si longtemps que ses partenaires de jeu finissaient par supplier qu’elle s’arrête. Son endurance était leur punition.
Des hommes, elle en domptait par kilos. Des paquets de chair rencontrés dans les bars sado, les boîtes de nuit, les soirées gothiques dont pullule la Belgique. Tous amateurs de fouet et de soumission, prêts à se livrer à ses entremets cruels, à lui vendre leur âme pour prolonger le piquant de la souffrance. Des avocats, des professeurs de mathématiques, des cadres haut placés et même des policiers se succédaient entre les sangles de ses tables de travail.
Par conséquent, obtenir le nom d’un propriétaire de véhicule à partir d’une immatriculation était pour elle un jeu d’enfant. Et cette nuit, la femme au crâne rasé et à la musculature vitrifiée comptait bien, même au prix du sang, récupérer ses deux millions d’euros…
La Bête cadenassa la porte livrant l’accès aux caves avant de remonter vers la salle de bains. Elle enfonça son tablier maculé d’un rouge sale dans la machine à laver et se rafraîchit la figure sous l’eau, abasourdie par les odeurs capiteuses et les torsades de cuir qui imprégnaient ses vêtements. Ces derniers jours, le chaos incompressible qui circulait sous son crâne la rendait paranoïaque. Des tas d’images étranges la harcelaient, tels des yeux gigantesques agglutinés derrière ses fenêtres, des observateurs sans visage, des fantômes aux mains coupées. Tout à l’heure, lorsque son chien avait aboyé, elle pensait que des intrus allaient pénétrer chez elle et la traîner dans les ténèbres, alors qu’il s’agissait juste d’animaux sauvages attisés par les effluves de chair.
La fatigue l’attaquait à la manière d’une grande marée que l’excitation repoussait sans cesse. Pourtant il faudrait aller travailler, se fondre dans la fourmilière, comme tous les jours, semaine après semaine. Gagner cette misère pour que la société vous donne votre denier de survie, vous offre le droit de vous nourrir ou de respirer. La Bête en avait plus qu’assez d’être considérée comme du jetable, un pion quelconque sur l’échiquier de la rue. Au moins, avec l’argent que devait récupérer Clarice, elle se mettrait à l’abri d’un esclavagisme moderne qui la répugnait.
Dans l’arrière-cour, Clarice Vervaecke força les volets fermés d’une fenêtre, colla une triple épaisseur d’adhésif sur la vitre et cogna délicatement avec le manche de son Smith & Wesson. Le verre se brisa sans chuter sur le sol. Pénétrer dans la demeure relevait par la suite d’une partie de plaisir.
La radiance rougeâtre répandue par le feu à charbon lui évita d’avoir à allumer la lampe. Clarice Vervaecke traversa la pièce en diagonale et s’orienta vers une porte grande ouverte.
Son regard s’appesantit sur le corps parfaitement immobile d’un bébé. Au milieu de son lit à barreaux, la poupée fragile dormait en croix, les phalanges repliées dans le creux de mains minuscules, la joue gauche rabattue sur le matelas. Pas un sifflement ne filtrait entre ses lèvres entrouvertes, sa poitrine figée ne cherchait plus à se gonfler de vie. La femme évita de se poser trop de questions. Elle fit glisser le canon de son revolver sur le rebord du lit avant de se diriger dans la pièce voisine.
Elle s’approcha par le côté droit de la couche conjugale, celui où l’homme, une belle montagne de chair, dormait. La vétérinaire nota encore une fois le poids du silence et dut se pencher pour percevoir un filet de respiration. Un curieux sentiment l’envahit soudain, indéfinissable. Ce calme effroyable…
Un long moment s’écoula durant lequel elle s’interrogea sur la façon de récupérer l’argent. Fouiller la fermette aux multiples dépendances ou employer la manière forte ?
Ne passe pas par quatre chemins ! Agis au plus court !
L’intruse au physique de militaire pointa son arme sur la tempe de Sylvain Coutteure et lui tapota la joue de l’autre main. L’absence de réaction provoqua un mécanisme de stimulation musculaire et nerveuse. Elle amplifia la force de ses coups.
Toujours rien…
La Bête craignait d’avoir effrayé Clarice à un point tel que leur amour se trouvait en danger. Jamais elles ne s’étaient disputées avec autant de hargne et de violence au fond du cœur. Elles en étaient très vite venues aux mains. Pire que ça même. La gorge de la vétérinaire avait failli s’ouvrir sous le fil nerveux d’un bistouri. Certainement le geste de trop…
Comment deux femmes unies par la chair, livrées l’une à l’autre au point de s’infliger les mêmes blessures avaient-elles appris, en quelques heures, à se détester autant ? Pourquoi Clarice refusait-elle le dialogue depuis la mort de la petite aveugle ? Pourquoi la traitait-elle de folle, de malade mentale ? De quel droit une tarée qui léchait la sueur des mâles répugnants, leur brûlait de la cire chaude sur le torse ou leur posait des pastilles électriques sur la queue lui parlait-elle de cette manière ?
Emportée par sa rage et son incapacité à réveiller l’homme, Vervaecke souleva la couette, brandit la crosse du revolver et l’abattit sur le flanc gauche. Des craquements se firent entendre peu avant que Sylvain hurle de douleur. Il roula sur le côté, heurta le sol. La vétérinaire se plaqua contre le mur, prête à cracher la mort.
— Je suis revenue chercher mon argent ! Tu vas me dire où tu l’as caché, sale con ! Parle ! Parle ou je te tue !
Le canon effectuait des allers et retours entre l’homme et sa femme, inutiles car la belle ne bougeait pas, écrasée contre son oreiller. Vervaecke se rappelait l’immobilité du bébé, l’absence de mouvements thoraciques, le silence abyssal. Dans quel endroit maudit avait-elle encore fourré les pieds ?
Sylvain s’était recroquevillé en chien de fusil sur le sol, les mains déployées sur ses côtes. Il lui semblait revenir d’un univers lointain, d’un bain cryogénique qui aurait capturé son cerveau dans le marbre des siècles. Il ne se rappelait plus s’être couché. Quel jour était-on ? Pourquoi ce goût de whisky dans sa bouche et ce mal de crâne à réveiller un mort ? D’où sortait cette folle qui hurlait dans ses oreilles ?
La lumière soudain déversée du plafond lui explosa les iris. Vervaecke venait d’allumer.
— Mais… Que…
— Le fric ! Les deux millions d’euros ! Dépêche-toi ! J’ai pas tout mon temps !
Sylvain se hissa sur le bord du lit avec l’entrain d’une voile déchirée. La tête qui tourne, une furieuse envie de vomir. Son regard accrocha le corps de son épouse, cette blancheur de linceul, cette fixité de momie malgré la lumière et les attaques de voix. Nathalie avait le sommeil léger, pourquoi ne réagissait-elle pas ? Sylvain sentit la peur déchaîner ses chevaux. Il plongea sur son épouse et la secoua avec l’énergie du désespoir, ses gestes tournant peu à peu à l’acharnement. Il comprit qu’il pressait entre les mains une marionnette sans ficelles, une unité de chair encore chaude mais déjà loin d’ici.
Absence de pouls.
Un son rauque s’arracha de ses entrailles, une plainte de bête agonisante. Vervaecke fit trois pas en arrière, abattue par un spectacle inattendu, un retournement de situation qui n’existe que dans les tragédies raciniennes. Combien d’horreurs devrait-elle encore affronter pour récupérer ce butin ? À quoi rimaient ces cadavres qui, depuis trois jours, jalonnaient son chemin ? Elle voulut parler, ordonner, mais un reste d’humanité la musela. Au creux de ses paumes moites, le métal du revolver montait en température, bouillonnait presque. Elle renforça son étreinte, se débarrassa de la sueur qui lui tapissait le front avant d’envoyer :