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L’ingénieur déversait des trains de jetons dans les fentes des bandits-manchots. Il s’acharnait sur les boutons. Rien ne sortait. Juste des faciès de jokers moqueurs, des fruits stupides, des symboles insignifiants. Autour, ça gagnait. De petites sommes certes, mais les clochettes tintaient derrière les écrans de fumée, les gyrophares attisaient les regards blasés.

Le Grand Manitou avait-il décidé de rompre les liens ? Vigo frissonnait. De plus en plus, il percevait l’âcreté du barreau d’acier sur le tissu fin de sa langue. Pas à cause d’erreurs potentielles commises sur la scène de crime. Non, son sentiment allait bien au-delà. La chance lui avait amené l’argent, mais qui disait qu’un hasard mesquin ne le lui reprendrait pas ? Comment lutter contre cette marée qui brassait les destinées ?

On ne va pas chercher la chance. C’est elle qui vient vous prendre… Et elle vous quitte quand bon lui semble, creusant dans son sillage un grand trou dans lequel peuvent se glisser des démons odieux…

Vigo se sentit nauséeux, mal à l’aise. La fumée de cigarette lui piquait les yeux, le brouhaha incessant des saletés électroniques bourdonnait dans ses oreilles. L’espace se distordait en ondes molles, se découpait en cubes colorés mal empilés. Les yeux, les bouches des joueurs fondaient en masques brûlés. L’homme aux cheveux de jais se réfugia dans les toilettes, à la limite de vomir, s’y enferma de longues minutes. Le calme s’installa, chaud et apaisant. La tempête intérieure se tassait, dévoilant une mer tranquille. Dans sa tête, des mouettes surgirent à l’horizon. Des masses aux plumes goudronneuses, aux becs crochus, aux cris remplacés par des hurlements de bébé.

Des sanglots de nourrisson vibraient sans fin sous son crâne. Vigo se cogna la tempe contre le mur, mais rien n’y faisait. Les déchirures cérébrales redoublèrent d’intensité, mêlées aux déclics lointains des jetons de métal qui coulaient des machines insipides.

Vigo comprit que la prison dans laquelle il finirait ses jours ne se trouvait pas à l’extérieur, mais à l’intérieur même de sa tête…

31.

Depuis quatre mois, Lucie ne connaissait de la nuit que la blancheur du lait, la stérilisation des biberons, la satisfaction permanente de deux petites bouches goulues et les pleurs agressifs. Avant de retravailler, elle avait en quelque sorte inversé son biorythme, de manière à se calquer sur la courbe d’activité des jumelles. Mais à présent, ses seuls moments de repos ressemblaient à l’horizon lointain d’une terre miraculeuse. Un monde de rêves et d’illusions.

Son esprit se heurtait aux lignes tranchantes du rapport d’autopsie de Mélodie Cunar, la fillette atteinte de cette maladie orpheline qui frappait un humain sur dix millions. Une dysplasie-septo-machin, une saleté qui privait dès la naissance un enfant du plus merveilleux des sens : la vue.

Même si une branche de l’enquête prenait fin avec la mise sous les verrous de la vétérinaire, le brigadier de police voulait comprendre cette impression d’inachevé qui la taraudait, ce déclic subliminal qu’elle avait ressenti chez Léon. Effleurer la solution ne lui suffisait pas. La voir jaillir d’une autre bouche encore moins. Il fallait aller au bout de la traque ! Un premier pavé de descriptions sordides avalé, Lucie s’autorisa une pause et enclencha le chauffe-biberon. Sa montre indiquait vingt-deux heures et le capitaine Raviez ne l’avait toujours pas rappelée pour l’informer du dénouement. Norman ne répondait pas aux appels sur son portable.

Évidemment. Tu n’es déjà plus rien pour eux. Que croyais-tu, brigadier ?

Les équipes avaient-elles retrouvé la petite diabétique vivante ? Vervaecke avait-elle livré le numéro de plaque permettant d’identifier les chauffards ? À quel monstre de chair ressemblait cette vétérinaire tueuse d’enfants, empailleuse d’animaux ? Quelle étincelle noire s’était allumée en elle pour qu’un jour elle chevauche la ligne interdite ? Cette même ligne que Lucie sentait vibrer, là, aux portes de son esprit… Une ligne tellement facile à briser…

La jeune femme réprima un frisson.

Une fois l’affaire dans les tiroirs, elle, policier bas de gamme, retomberait aux oubliettes, dans ce train-train quotidien des masses humaines ignorées. Les préfets de police de bidule-machin et autres gradés à dix barrettes recevraient, quant à eux, tous les honneurs. Quand se présenterait une nouvelle occasion d’affronter le brasier palpitant d’une enquête de cette envergure ? Retrouverait-elle un jour ces sensations uniques qui l’arrachaient de terre et l’amenaient sur le front dangereux des esprits meurtriers ?

La jeune maman sortit un bébé du parc, s’installa dans le canapé, adoucit la lumière de l’halogène et cala l’enfant contre elle. Les petites lèvres avides trouvèrent le biberon et puisèrent le liquide en tétées précipitées.

Si petites, si fragiles, tellement vulnérables. Dieu vous préserve du monde et de ses âmes maudites…

Devant, au travers de la baie vitrée, la dune se tendait au ciel, arrosée d’or lunaire, bercée par les herbes hautes qui bruissaient dans l’air tels des orgues de chlorophylle. L’été, les roulements lointains des vagues invitaient les sens à la fête, nettoyaient les idées noires à grandes bordées d’écume. Mais l’hiver, ils n’étaient que plaintes et monotonie.

Lucie continuait à feuilleter le rapport d’autopsie, le pire des thrillers. Pas besoin d’aller chercher du King ou du Grangé. Ici, rien de factice. Du vrai sang, des organes disséqués, un crâne découpé à la scie électrique, une toile vierge tailladée de la pointe du menton au pubis. Pouvait-il exister pire horreur ?

Lucie se rappela ces longues heures passées à regarder des autopsies en direct sur une chaîne du câble… Ce père que, plus jeune, elle accompagnait à la chasse, pour le plaisir de voir des lapins ensanglantés… Cette chose innommable, dans son armoire aux vitres opaques…

Pourquoi cette quête du mal ? Cette percée dangereuse ? Que pouvait-il bien se passer dans sa tête qu’elle ne comprenait pas ?

Le policier soupira, fit le vide et recentra son attention sur les feuillets. Les nombreuses marques et microcicatrices superficielles, partout sur le crâne de Mélodie Cunar, prouvaient que Vervaecke lui avait brossé les cheveux avec obstination. Les degrés de cicatrisation différents démontraient, quant à eux, une répétition dans le temps.

Chaque jour de captivité, tu t’es approchée de cette fillette aveugle pour t’occuper de ses cheveux. Tu les as brossés, encore et encore. Maladivement…

Les mères brossent les cheveux de leurs filles, les filles ceux de leurs poupées, par pur amour. Quelle place trouvait ce geste affectif entre les mains d’une meurtrière ? Identifiait-elle réellement une enfant à une poupée ? Cherchait-elle à recréer un monde d’enfance, une parcelle estompée de ses souvenirs ?

Le légiste affirme qu’elle lui a serré la gorge, mais sans forcer. « Avec une extrême application », pouvait-on lire sur le papier. Les marques de strangulation étaient à peine visibles, les vaisseaux internes détruits en très faible quantité. Cette fois, pas d’acharnement, juste une maîtrise froide… Elle brosse les cheveux avec violence, mais tue avec douceur… La logique exigerait plutôt l’inverse. Justement ! Tu ne dois pas raisonner en termes de logique. L’assassin a suivi ses propres pulsions, un scénario bien précis qui représente son mode de penser, différent du tien. Calque-toi là-dessus…

Mets-toi à sa place… Glisse-toi encore dans cet univers de bêtes empaillées, d’animaux mutilés… Loups, singes, kangourous… Pourquoi Vervaecke tue-t-elle les mâles ? Pourquoi vider le sang, ouvrir le cœur, ligaturer l’aorte ? Acte d’un passionné de dissection ou d’un taxidermiste acharné ?