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Lucie plissa les paupières, ses yeux lui piquaient de plus en plus. Elle jeta un regard trouble devant elle. Dans le flou oculaire se dessina le croissant de lune, la masse brune du sable et un appendice inhabituel au sommet. Une forme filiforme, un totem de vêtements ondulant sous le vent.

Le doigt tendu dans sa direction.

Lucie passa une main sur son visage et le nouveau panoramique ne lui envoya qu’un tableau figé. Elle se précipita vers la vitre, le bébé pressé contre sa poitrine. Le nez plaqué sur la paroi de verre, elle scruta les alentours. Les herbes folles des dunes, les sentiers noirâtres, les sommets silencieux. Son cerveau lui jouait-il des tours ? Les endormissements spontanés allaient-ils encore s’approprier les commandes internes du vaisseau ?

Voilà que tu te mets à avoir des hallucinations, pauvre dame. Dans quel état te retrouvera-t-on après deux ou trois nouvelles nuits sans sommeil ?

Après le rot de Clara, Lucie déposa l’enfant dans le parc et s’occupa de Juliette, Une fois la lactation terminée, il faudrait changer les couches, puis bercer les bouts de chou pour essayer de les endormir. L’une sombrerait, l’autre hurlerait jusqu’à réveiller sa sœur. Alors il faudrait tout recommencer. Le cycle merveilleux de la vie…

L’obscurité aidant, bercée par la régularité des tétées, Lucie se porta mentalement dans l’antre de Léon, au cœur de la forêt pétrifiée d’animaux. Elle imaginait les gueules déformées, les poitrails craqués, les pattes brisées. Ces insectes, piégés dans un bloc de résine incassable. Elle songeait à cette froideur qui lui avait durci les membres à la manière d’un vernis tétanisant. « Ce sont des rebuts. » Tout taxidermiste essayait de masquer la mort, de la rendre vivante par le biais de ses manipulations chimiques et la magie de ses mains. « Les animaux abîmés s’avèrent plus difficiles à travailler. La plupart du temps, on ne peut plus rien pour eux. Ils deviennent des rebuts… »

Les animaux… abîmés… deviennent… des… rebuts…

Les animaux abîmés deviennent des rebuts !

Elle y était. La clé de l’énigme.

L’impensable…

Elle espéra de toutes ses forces se tromper.

Un claquement, à l’extérieur, fit sursauter Juliette et accéléra le pouls de sa mère. Les jambes flageolantes, Lucie glissa jusqu’à l’entrée avec son enfant. Ses tempes battaient, sa découverte l’avait ébranlée au point de chasser son assurance de flic. Dans cette maison isolée au pied des géants de sable, elle se sentit soudain vulnérable.

Arrête tes bêtises ! Lire un rapport de médecine légale en pleine nuit n’est franchement pas une marque d’intelligence !

Elle pressa son bébé contre elle, lui embrassa une oreille et le cou, marmonna une comptine pour rompre le silence. Elle se pencha vers l’œil-de-bœuf. Le globe de verre renvoya des perspectives sphériques, un monde de bocal où se courbaient juste une poignée d’arbres et une allée vide. Son œil palpita, chercha des traces de mouvement. En vain.

Tu vois ? Encore un voisin qui rentre tard et a garé sa voiture pas loin.

Au moment où elle s’y attendait le moins, un éclair d’obscurité déchira son champ visuel. Lucie fit trois pas à reculons, se cogna l’arrière du crâne contre le mur du hall. Le biberon lui échappa des mains et roula sur le sol. Juliette chercha la tétine, ne puisa que de l’air et se mit à hurler. Lucie l’abandonna dans le parc aux côtés de sa sœur, se rua dans la cuisine et s’empara de son Beretta.

Elle en ôta la protection.

Tu… Tu… Mince ! Qu’est-ce qui se passe ?

Le reflet renvoyé par la baie vitrée lui arracha un sursaut. Trop tard. Une arme se braquait déjà sur elle.

Il s’agissait juste de sa propre silhouette en position de traque. Elle traversa les hurlements, se plaqua contre la porte d’entrée, l’oreille collée à la paroi de bois. À l’extérieur, des pas écrasaient les gravillons dans un va-et-vient régulier. Quelqu’un cherchait à pénétrer.

Lucie eut du mal à organiser ses pensées. Tout s’embrouillait. Sueur, mains moites. Manifestations évidentes d’un bordel interne.

Elle tourna le verrou en étouffant le bruit. Dans trois secondes, tout serait fini…

Un… Deux… Trois…

32.

— Pourquoi vous avez tué la petite ? gémit Sylvain Coutteure en fixant le canon du revolver. Elle était aveugle !

— Ferme-là et avance, connard ! ordonna Vervaecke.

Sylvain affrontait les voûtes d’épines, les entremêlements de branches agressives, pressé par la gueule mortelle d’un Smith & Wesson. Sa tête n’était qu’une mixture de haine, de peines, d’envie de mourir. Des déchirures violentes circulaient au-devant de sa conscience. Le cadavre tiède de son bébé, les poitrines immobiles, la mâchoire du gaz. Dire qu’il aurait pu voguer tranquillement là-haut, derrière le sourire éthéré des étoiles, les phalanges caressant les cheveux de ses deux princesses.

Dès que le calvaire serait terminé, il les rejoindrait.

Il leva un œil triste vers les jumeaux de schiste suspendus dans l’obscurité, cette mise à nu des entrailles du monde, ces témoins éternels d’un passé de souffrance. De ces terres brûlées s’exhalaient encore la moiteur des corons, les raclements de gorges emprisonnées par la silicose, les crachats noirâtres.

— Votre sale fric est encore ici ! grogna Sylvain en s’agenouillant sur le sol. J’avais disposé quatre petits cailloux sur la surface, ils n’ont pas bougé… J’espère que cet argent maudit vous apportera autant de malheur qu’à moi.

— Tu la fermes et tu te mets au travail ! Le reste, je m’en occupe !

La pioche attaqua le sol gelé. Sylvain levait et abattait l’outil avec une rage folle, comme s’il cherchait à trucider la surface rebelle. Il s’imaginait Vigo Nowak là, sous ses pieds, le poitrail en lambeaux. Ses forces décuplèrent.

— Je n’y… arrive… pas… haleta-t-il. C’est… trop… dur…

— On a le temps… Regarde, tu as percé la surface. Respire et continue… Tu vas voir, ça fait maigrir.

Vervaecke restait sur ses gardes, plaquée contre un tronc chétif. Elle changeait régulièrement de main pour tenir son arme, ses doigts s’engourdissaient et lui faisaient mal. Comment trouverait-elle le courage d’abattre un homme de sang-froid ? Chahuter les mâles, les dominer sous l’emprise de la tilétamine, les faire ramper, ça elle adorait. Mais uniquement dans le cadre de ses fantasmes sexuels, de ses jeux de cordes dans sa cave aménagée. Elle aimait le sordide, la face noire du monde et ses interdits. Les assassins… elle n’avait rien à voir avec cet univers-là.

Comment sa moitié de chair avait-elle pu se transformer en un monstre sanguinaire, un psychopathe digne d’une série américaine ? Voler, écorcher et empailler des animaux à longueur de journée, se terrer dans ces cavernes humides et puantes de macération lui avait certainement ravagé l’esprit. À trop effleurer le mal, on devient le mal.

Vervaecke se dit qu’elle aurait dû s’occuper elle-même de la remise de rançon et ensuite libérer la petite, comme convenu au départ. Seulement, prudente, elle avait préféré se mettre à l’abri, au cas où Cunar aurait prévenu les flics. Elle payait au centuple son manque de cran…

Une fois en possession du magot, elle ficherait le camp, direction soleil et mer bleue. Avec ses relations, elle trouverait bien le moyen de sortir l’argent.

Partir, oui… Mais comment empêcher un type au destin brisé d’alerter les flics ? Femme au crâne rasé, la trentaine, l’allure militaire. Très vite, les copies crayonnées de son visage orneraient les vitrines de France et de Navarre.