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La maman engloutit une barre de chocolat, les yeux brillants, allumés par ses découvertes. Norman, lieutenant de police aguerri, frissonnait devant la vague d’horreur levée par les images. Comment la femme assise à ses côtés, mère de deux nouveau-nés, réussissait-elle à garder tant de détachement, tant d’assurance dans la voix ?

On dirait quelle y prend du plaisir…

— Tu te rappelles les marques de strangulation sur le cou de la victime ? demanda Lucie. Si légères qu’on les distinguait à peine ?

— Oui. Le rapport d’autopsie parlait de lésions vasculaires peu nombreuses, presque inexistantes. Le légiste avait insisté sur ce fait.

— Cette après-midi, le capitaine et moi sommes allés dans un atelier de taxidermie. Nous avons traversé une espèce de grenier où le propriétaire, un certain Léon, entassait ce qu’il appelait des rebuts, des bêtes abîmées. Je crois que l’assassin, Clarice Vervaecke ou son clone meurtrier, ne voulait pas, de manière inconsciente, « abîmer » la petite Cunar en lui ôtant la vie.

— Mais pour quelle raison ?

— Parce que le taxidermiste ne veut pas endommager la pièce sur laquelle il va travailler !

Pierre Norman vira au blanc cadavre.

— Mais… Tu voudrais dire que…

— Le temps de notre visite, Léon n’a cessé de brosser une fourrure, presque avec acharnement, afin de la nettoyer avant le tannage, d’ôter les poussières, les insectes, la saleté. Et que retrouvons-nous dans le rapport d’autopsie ?

— Des marques de brosse sur le crâne de la victime… Presque à sang…

— Exactement. Notre inconscient dicte parfois nos comportements sans que nous nous en apercevions. Possible que notre tueur lui ait brossé les cheveux comme il le fait d’ordinaire avec ses bêtes, qu’au moment de lui presser la gorge, le taxidermiste ait eu ce réflexe de ne pas abîmer. Son art lui permet peut-être de répéter des actes qu’il ressent comme importants, sans qu’il comprenne pourquoi. Peu à peu, avec le temps, ces actes deviennent automatiques et de là naît la névrose ou la psychose… À ton avis, quelle analogie existe-t-il entre des animaux empaillés, des écorchés et des poupées ?

Serrée contre le buste du flic aux cheveux de feu, Clara perdait de la vigueur. Ses paupières se rabattaient lentement.

— La vie éternelle ou la jeunesse perpétuelle ? dit Norman à voix basse. Ils ne vieillissent plus ?

— Ce sont des victoires sur soi-même et le temps qui s’écoule ! Les poupées ravivent le passé, les passages de l’enfance. Les animaux empaillés emprisonnent et glorifient l’instant, ils outrepassent les lois naturelles. Les écorchés, quant à eux, extériorisent une certaine forme de souffrance tout en figeant le présent. Par-delà leur beauté, ils ne sont que mort et douleur. Je crois que notre tueur cherche à faire ressurgir un épisode de sa vie, à le ramener au-devant de la scène et à l’emprisonner. Si, durant sa détention, la première victime a fait germer en lui un scénario précis ou un tas de fantasmes déments, la seconde victime potentielle, Eléonore Leclerc, représente le moyen de les concrétiser…

— Ne me dis pas que…

— Il va peut-être chercher à l’écorcher et la naturaliser ! Pire que Von Hagens et Fragonard réunis car eux ne se souciaient que de l’aspect interne de l’organisme. Notre assassin, lui, tanne et conserve les peaux. Il habille ses écorchés pour les rendre plus… vivants…

35.

Sylvain Coutteure roulait sur le sol, tordu de douleur, tandis que Clarice Vervaecke baladait l’œil de sa torche sur le contenu de la valise rigide.

Une hallucination.

Des journaux. Une pile d’éditions de La Voix du Nord en remplissait le volume intérieur. La présence du papier blanc à la place du papier vert déclencha une suite de réactions chimiques qui s’achevèrent par une arme pointée sur une tempe.

— Qu’est-ce que tu as fichu des billets ? Et arrête de gueuler comme une truie ! Arrête ou ta cervelle explose !

Sylvain mordit le col de son pull-over, l’épaule en miettes.

— Il… Il m’a… entubé ! C’est moi qui voulais… Harrr… enterrer le magot… Avant notre arrivée ici… il m’a montré… Harrr… l’argent une dernière fois dans son coffre… Un coffre qui contenait tout un bordel… Des câbles, des bâches, des couvertures… Je suis… persuadé qu’il y dissimulait une seconde valise… Nous nous sommes mis en route… Je suis passé devant… Et… Harrr… pendant ce temps… il les a interverties…

Vervaecke se précipita sur lui, le bâillonna de la main et lui asséna un nouveau coup de crosse sur le muscle amoché. La face ahurie de Sylvain s’écrasa dans la terre, ses lèvres se blanchirent d’écume.

— Mène-moi à lui ! ordonna-t-elle. Allez, lève-toi, gros tas !

Derrière l’autorité du ton, la voix de Vervaecke vibrait d’une peur perceptible. Mais il était trop tard pour reculer : carte posée carte jouée. Du bout de ses rangers, elle roua Sylvain de coups, le frappa sur l’omoplate gauche, les côtes, les mollets.

Ça allait mieux…

Elle devait apprendre à le haïr, laisser exploser sa colère pour qu’il devienne un objet jetable, une bouée charnelle la menant à ses fins.

Sylvain se traîna vers les cités endormies des Mines par l’arrière des terrils onze et dix-neuf, empruntant un pont désaffecté puis un sentier qui déversait sa caillasse à proximité d’un chevalement rouillé. Il saignait à la tempe droite, aux joues, des marbrures noires grossissaient sous ses vêtements. Son corps, son esprit fusionnaient en deux plaies insupportables. Mais chaque cellule détruite, chaque neurone grillé libérait un grain d’énergie infime qui alimentait le bouillon de la haine et les rugissantes envies de tuer.

Entre les vieilles bâtisses de la Compagnie des Mines, les deux individus remontèrent les ruelles dans le halo orangé des lampadaires. Pas une âme. Ambiance Toussaint.

Sylvain longea une palissade et bifurqua en boitillant dans une allée. Sous la pression du revolver, il gagna la terrasse arrière, leva une jardinière et récupéra une clé.

— Je vous facilite la tâche, murmura-t-il en lançant la pièce métallique sur le sol.

— Bien ! dit Vervaecke. Maintenant tu ramasses et tu ouvres la porte sans faire de bruit.

— Il n’y a personne… Pas de voiture dans l’allée…

Vervaecke serra le poing.

— J’espère pour toi qu’il va revenir — elle fixa sa montre. J’attends jusqu’à l’aube. Après, je te bute…

Elle le propulsa à l’intérieur d’un coup de semelle dans le bas du dos. Tout compte fait, on prend vite goût à la violence. Sylvain mangea du carrelage.

— En attendant, commence à fouiller, tas de merde !

36.

Dans leur parc, les jumelles gazouillaient, enroulées dans un voile fragile d’innocence. Les révélations de Lucie secouaient Norman jusqu’aux fondations de son être. Sur l’écran de ses yeux défilaient des écorchés à l’identité volée, des cadavres privés de leur droit au repos éternel et exposés dans une nudité outrageante. Le lieutenant imaginait la petite diabétique scalpée, le visage découpé au bistouri avec un soin chirurgical. Puis dépouillée, vidée de son sang par les artères iliaques avant que ses organes ne soient peints, ses veines remplies de cires, sa peau recousue par-dessus son squelette blanchi aux produits chimiques.

La démence pouvait-elle frapper à ce point l’esprit humain ?

Lucie débarqua de la cuisine avec un carré de pizza. Manger… Autant pique-niquer sur la tombe d’un cadavre.

— Lucie… Jette ça… Il faut que je sorte fumer…