Couverture sur les épaules, pizza dans la main, la jeune femme l’accompagna sur le perron. Absorbée par son enquête, de façon presque maladive, elle demanda :
— Hormis ces poupées, as-tu déniché des objets en rapport avec la taxidermie chez Vervaecke ? Des scalpels, des bistouris, des produits chimiques ? Des animaux empaillés ?
Norman tirait sur sa cigarette par aspirations violentes, les doigts durcis par le froid. Un craquement de branches, dans l’obscurité, le fit sursauter.
— Non… Je te l’ai déjà dit.
— Que sait-on de cette femme ?
Le lieutenant fouillait les alentours du regard. Personne. Étrange, on aurait dit que…
— Pas grand-chose pour le moment. Pas de voisins. Les hommes épluchent ses factures téléphoniques, ses comptes en banque, son ordinateur, bref sa vie électronique. On interroge aussi sa famille. En espérant que ces découvertes nous mèneront à son complice. Physiquement ? Chauve, musclée, l’allure militaire.
Lucie s’enfouit dans les ourlets de laine. Le froid mordait avec une vigueur toute boréale, agrippé aux épines des pins sylvestres en pinceaux de glace.
— Reprenons les faits depuis le début, dans l’ordre chronologique, envoya-t-elle dans un claquement de dents. Voilà plus de huit mois, en avril 2003, des wallabies disparaissent au zoo de Maubeuge, à cent cinquante kilomètres d’ici. Il y a quatre mois, c’est un loup du zoo de Lille, et le mois dernier quatre singes capucins. Toujours des femelles. Les mâles sont vidés de leur sang par les artères iliaques, leur aorte nouée suivant un procédé utilisé par les anatomistes de la Renaissance, qui écorchaient les corps.
— Pourquoi appliquer cette technique sur des animaux que l’assassin n’écorche pas, qu’il abandonne ? Pourquoi ne pas éliminer ces bêtes endormies d’un simple coup de couteau ? D’ailleurs, pourquoi les éliminer ?
Lucie se pelotonna dans l’univers de laine.
— Parce qu’il ne tue pas pour tuer, il agit pour apaiser des éruptions intérieures, ce qui passe par une ritualisation. Un tueur en série ou un psychopathe peut user de son intelligence pour fausser une scène de crime et tromper les forces de l’ordre. Mais il est deux choses qu’il ne peut contrefaire, des fondements qui régissent la raison même de son intervention : le modus operandi et la signature. Mais… continuons l’analyse… D’après Léon, ces animaux sont très difficiles à naturaliser, ils nécessitent le large spectre de compétences que doit posséder le parfait taxidermiste. Notre tueur a dû progresser. Bien progresser même. Voilà pourquoi je préfère que ces poupées hideuses aient été fabriquées à partir de chats.
— Je vois. Il a fait ses armes sur de la matière première beaucoup plus facile d’accès, plus courante.
— Exactement ! Des chats, des chiens ramassés dans la rue ou que Vervaecke fournissait à notre tueur. Léon parlait aussi de SPA, une piste à suivre. Bref, ces poupées ne doivent pas dater d’hier. On peut en déduire que Vervaecke et son double se connaissent depuis un certain temps et partagent des goûts… Comment dire…
— Bizarres…
— Oui. Nous découvrirons peut-être des pistes en fouillant dans la vie nocturne de Vervaecke. Boîtes de nuit, clubs sado, échangistes…
— C’est en cours. Mais ça prendra du temps.
— Temps que nous n’avons plus, malheureusement… Continuons. Mercredi dernier, ce qui devait être, comme l’indiquaient les lettres adressées aux parents, une simple remise de rançon tourne au carnage. L’un des ravisseurs tue, je dirais avec « délicatesse », une fillette qui déjà, à ses yeux, a perdu le statut d’humain, une enfant qui, par son accoutrement de poupée, sa physionomie, sa fraîcheur, ravive des souvenirs, des époques heureuses ou douloureuses qu’il souhaite faire rejaillir…
Lucie avala le morceau de pizza refroidi et se lécha les doigts avant de poursuivre :
— Hmmm… D’un coup, l’argent prend une place secondaire, inexistante même. Hmmm… Cette matérialisation des fantasmes, cet aboutissement de toute une vie devient prioritaire. Voilà pourquoi, dès le lendemain, une seconde fille disparaît. Et cette fois il ne s’agit plus de rançon… Ces entraînements sur des animaux, leurs mutilations ont un sens. Ils n’étaient que le reflet d’une douleur enfouie, un besoin d’expression qui passait par le biais d’un scalpel. Et maintenant, l’artiste libère sa fougue. On ne s’entraîne plus sur des animaux, on passe au stade supérieur. Et quand on n’a accès ni à des morgues ni à des instituts médicaux, que fait-on ?
— On se sert dans ce qui existe à profusion. On pioche dans le hasard de la rue…
Norman se mordait la lèvre inférieure, un doigt sous le menton. Ce profil lui donnait l’air d’un héros de bande dessinée, genre Tintin sans la mèche.
— Pourquoi des enfants ?
— Je n’en sais rien. Plus faciles à convaincre et à enlever ? J’aimerais aller au bout de ma pensée, si tu le veux bien…
— Je t’en prie…
— Aujourd’hui, nous apprenons qu’ils agissent en couple. Une vétérinaire avec des goûts pour le sadomasochisme et une autre personne, son amant ou amante. Plutôt amante, car elle hait les mâles au point de les mutiler… À la suite d’un contrôle routier, de la présence de tilétamine dans son sang, Vervaecke risque de perdre son droit d’exercer. Surgit donc l’idée du rapt d’une enfant aveugle aux parents riches à millions, dans une ville désertée l’hiver, Le Touquet. Une mission a priori facile. La vétérinaire embarque dans ses plans son complice taxidermiste-anatomiste. Les deux personnes sont moralement très liées et s’entraînent donc dans leurs délires mutuels. Vervaecke fournit de la tilétamine pour le rapt des animaux, accepte des cadeaux horribles comme les poupées dont tu m’as parlé et l’autre, en retour, participe à l’enlèvement…
— Ça se tient, mais…
Lucie leva un doigt.
— Les lieux à présent. Vervaecke habite à quelques kilomètres du Touquet, son complice doit vivre aux alentours de Dunkerque. La connaissance de l’entrepôt désaffecté de Grande-Synthe, l’envoi des lettres anonymes, l’enlèvement de la seconde victime en sont des preuves tangibles. Il ou elle n’habite pas la ville, plutôt la campagne. Une maison isolée permettant d’agir en toute tranquillité, de, pourquoi pas, retenir un loup vivant, des singes capucins, des fillettes apeurées. Un lieu de grande taille permettant le stockage d’animaux empaillés… Face à nous se dresse un couple complètement atypique, un tueur qui hait les mâles et une sado aux penchants sordides… Tu sais, le monstre de viscères que tu tenais entre les mains ne représente que la face visible de l’iceberg, une infime parcelle des monstruosités enfouies au fond de ces cerveaux malades…
Norman se faufila dans le hall, frigorifié.
— Je ne te comprends pas Lucie. Comment réussis-tu à garder ton calme, à parler avec un tel détachement de ces horreurs ?
— Je n’en sais rien… Parfois, je ressens de la répulsion et pourtant, je ne peux m’empêcher d’éprouver aussi une forme d’attirance. Tu sais, déjà toute jeune, je regardais mon père tuer des lapins, et ça me… ça me…
— Fascinait ? hasarda Norman.
— Oui…
Le flic roux soupira avant de détailler la décoration du salon. Les ampoules à faible éclairage, les cadres aux tons sombres, les statuettes africaines déformées, avec leur ventre énorme et leurs jambes noueuses. Et ces cassettes vidéo à n’en plus finir, empilées au-dessus d’une armoire aux vitres teintées. Au commissariat, Lucie donnait l’image d’une fille rangée, presque transparente, limite timide. À des années-lumière de la femme qui se tenait à l’instant face à lui. Sur le fil du rasoir. Oui… Sur le fil du rasoir…