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Il la fixa dans les yeux.

— Ton analyse semble cohérente, mais un point m’échappe. À t’entendre, Vervaecke n’est pas taxidermiste et donc n’aurait ni retenu prisonnière, ni tué Mélodie Cunar. Pourtant elle ne possède pas de crêtes papillaires, à l’identique des empreintes relevées sur le lieu du crime. Si elle n’a pas tué, comment expliquer la présence de ses « non-empreintes » autour de la victime ?

Lucie s’assit sur la table du salon, jambes pendantes.

— Je n’ai pas d’explication fiable… Vervaecke erre dans le sadomasochisme, ses goûts bizarres la poussent peut-être à participer aux séances de taxidermie, d’écorchement ? Un certain plaisir des chairs mortes ? Sans précautions particulières, à cause des instruments ou produits dangereux, on se sabote très facilement un doigt ou un œil.

Norman acquiesça. Il pointa un doigt vers le téléviseur.

— Comme tu as vu sur les photos numériques, les poupées trouvées chez Vervaecke étaient bien plus abjectes que le pire de ces écorchés. Ces orbites vides, cette peau puant le cuir, ces poils d’animaux en guise de cheveux, ces membres difformes… J’ose à peine imaginer ce que ces expériences pourraient donner… avec un humain… Ça n’a aucun sens… Aucun sens…

— Ces créations que tu considères comme immondes ne représentent que le reflet d’un désordre interne. Demande au fou s’il est fou, il te répondra que non. Notre assassin possède son propre système de valeurs, ses notions personnelles du bien et du mal. Qui te dit que ces horreurs ne signifient pas à ses yeux la beauté absolue ? Jeffrey Lionel Dahmer, le Cannibale de Milwaukee, a mangé les organes d’une quinzaine de personnes et décorait sa cheminée avec leurs restes, parce qu’il les considérait comme des trophées de chasse. Il trouvait ça « magnifique et valorisant ». Et n’oublie pas que ces squelettes de chats nous suggèrent que l’assassin, à ce moment-là, n’en était qu’à ses débuts puisqu’il s’attaque, depuis des mois, à plus difficile avec les animaux du zoo. Qui dit qu’il n’est pas devenu un véritable génie dans l’art de l’écorchement ? À force d’entraînement, d’acharnement, de lectures, on arrive toujours à ses fins…

Norman se pressa la tête.

— Cet univers glauque me met vraiment mal à l’aise… On en oublierait presque les chauffards qui détiennent les deux millions d’euros.

— Du neuf sur nos taggueurs ? Que donne la liste des employés ?

— Toujours chez Vignys. J’ai dû partir sur les chapeaux de roues pour l’intervention chez Vervaecke. Je la récupère à la première heure.

Norman vint se caler contre Lucie sur le bord de la table, ce qui mit les sens de la jeune maman en ébullition. Dans cet instant on ne peut plus grave, à minuit passé, elle ressentait un besoin gourmand de faire l’amour. Un peu comme un fou rire lors d’un enterrement. On dit qu’au bord de la trentaine, l’appétit sexuel atteint son apogée. Ce qui expliquait que ses organes lui faisaient mal, la taraudaient de l’intérieur comme des forets de chair.

— Tu sais, j’adore les marmots, confia Norman d’une voix douce. Je crois qu’ils arrivent sur Terre tous égaux, avec un esprit pur. De nombreux passages de la Bible rapportent que les bébés naissent sans péché. Ce sont les parents qui créent des monstres. Combien de fois sommes-nous intervenus dans des familles où les maris, les mères parfois, tabassaient leurs enfants à coups de pied dans la figure ? Ces petits êtres ne demandent que le réconfort d’un sourire, la chaleur d’une main. Et que leur apportons-nous ? Nos peurs, notre haine, notre colère. Ils deviennent le miroir cassé de nos propres tourments.

— Tu veux dire que nous créons leurs vices ? Qu’ils absorbent nos défauts ?

— Bien sûr. Tu vois, ma nièce, Sophie, a quatre ans. Un jour, je la regarde s’amuser avec une araignée dans un jardin. Le minuscule insecte grimpe sur son bras et la petite rit comme seuls savent le faire les enfants. Ses gestes sont déliés, délicats, elle a déjà conscience du rapport des forces et de la fragilité des vies. D’un coup, sa mère arrive et se met à hurler, complètement hystérique. Sophie ouvre grand la bouche, ses yeux écarquillés trahissent son incompréhension. « Que m’arrive-t-il ? Pourquoi maman hurle-t-elle ? Est-ce à cause de cette petite bête ? » La mère saisit alors une serviette, frappe sur le bras de Sophie pour en chasser l’araignée et l’écrase ensuite avec une rage inouïe, ordonnant à sa fille de ne plus jamais approcher d’araignées, que les araignées sont méchantes, dangereuses, et qu’il faut en avoir peur. Il faut en avoir peur, c’est comme ça : je crains les araignées, tu dois les craindre aussi ! Depuis ce temps, Sophie se met à pleurer à chaque fois qu’elle rencontre une fourmi, un scarabée ou une araignée…

Il prit la main de Lucie.

— Prends soin de tes filles, prends-en bien soin.

Lucie l’écoutait parler, déverser des phrases qui lui tapaient dans le cœur. Parfois elle répondait, relançait la conversation pour que dure l’instant. Deux heures défilèrent où ils discutèrent de tout, de rien, loin de l’enquête et de son sillage meurtrier. Leurs yeux gonflaient, se chargeaient de fatigue au rythme de la nuit qui progressait. La mollesse du canapé incitait à plus de chaleur, de rapprochements. Leurs regards plus appuyés, souvent gênés, se croisaient. Puis des yeux empreints de tristesse, avec, sur les rétines, les spectres de Mélodie, d’Éléonore.

Les inévitables pleurs vinrent briser les bercements de voix. Lucie ragea entre ses dents et s’arracha du sofa. Direction le coin cuisine.

— Tétée ! Trois heures du mat, et ces demoiselles ont faim ! Pour ça, elles sont championnes du monde ! Mais pour dormir…

— Ne leur en veux pas. La plus grande peur des bébés est de croire à chaque seconde que leur mère les a abandonnés. Cours vite les rejoindre !

Norman se glissa derrière Lucie, le blouson sur l’épaule.

— Je vais te laisser. Dans quatre heures je bosse et j’ai encore de la route pour Calais…

Lucie mit un miel léger dans sa voix.

— Tu sais, tu peux dormir dans ma chambre. Des affaires de Paul, genre rasoir électrique, traînent encore. Moi, de toute façon, je m’installe dans le salon avec les petites. Elles ne s’endormiront que vers six ou sept heures. Pas avant…

Le lieutenant s’appuya sur un battant de porte.

— Je ne voudrais…

— Ne fais pas l’idiot ! Tu vas passer plus de temps sur la route qu’au lit. Ce serait la pire des idioties de faire un aller-retour en étant déjà sur place. Tu trouveras de quoi te laver dans la salle de bains.

— Merci pour l’invitation… À charge de revanche…

— Tiens-moi juste au courant de l’évolution de la situation demain. Je serai joignable sur mon portable…

— Tu ne comptes pas te reposer ?

Lucie songeait aux dizaines d’animaux abandonnés dans les limbes obscurs, chez Léon. À ces poupées écorchées, bâties sur des fondations de chats. Au chien disparu des Cunar.

— Quelques petites affaires perso à régler, mentit-elle. La sieste sera pour plus tard…

— Dis… Je voulais juste savoir… Qu’est-ce qu’il y a dans cette armoire ? Je me suis penché tout à l’heure, pendant que tu décongelais la pizza. On… devine une forme ronde derrière les vitres opaques, comme… À vrai dire, je n’en sais rien…

Lucie se laissa choir mollement dans le canapé et observa les cicatrices qui barraient ses lignes de vie. Elle soupira.

— Depuis toute petite, je cherche les réponses à certaines questions. Le contenu de cette armoire, certains éléments dans ces tiroirs m’aident à y répondre un peu plus chaque jour. Désolée, mais je garde ça pour moi. Personne n’est prêt à comprendre mes secrets…