Sylvain sortit du véhicule avec prudence. Le craquement du gel sous ses semelles alerta ses sens. Il songea à la forêt de Blair Witch, à ces jeunes qui tournent sans jamais retrouver leur chemin et dont les cadavres viennent épaissir l’humus noirâtre. Voilà ce qu’il foulait. Des décompositions d’organismes, des immondices végétales, des restes de soldats. Un monde de dépouilles au fond duquel croupissait une petite fille diabétique.
Il scanna la demeure. Pas de lumière. Aucune voiture. À priori, pas de traquenard. Mais il se méfiait, paré à cracher la mort à la moindre alerte.
Engoncée dans son blouson, Vervaecke posa pied à terre sous la contrainte du revolver. Seul son crâne fleurissait du col relevé.
Derrière la porte d’entrée, un concentré de muscles et de crocs s’agitait.
— Suis-moi, dit-elle.
— Attends ! répliqua Sylvain en éclairant les hordes feuillues. Où se trouve la petite ?
— À l’intérieur, enfermée dans une cave…
— Seigneur !
Il releva la pointe de son arme.
— Au moindre pas de travers, je te tue. S’il y a quelqu’un d’autre que la petite, je tire. Tu vas ouvrir la porte, très doucement…
— À tes ordres…
Ils contournèrent des treillis de tôle et des carcasses rouillées. Sylvain se prit le pied dans un filin et retrouva son équilibre de justesse. Vervaecke ricana avant d’avancer à nouveau, les mains à l’abri du froid. Elle glissa une clé dans la serrure.
Sylvain ouvrit le feu quand la gueule d’émail apparut dans l’embrasure.
Il n’y eut, en tout et pour tout, qu’un bref aboiement.
Vervaecke se plaqua contre le mur extérieur.
— Tu as tué le chien ! Espèce de malade !
— Qui est le vrai malade ici ? Allez, on entre. Garde bien les mains en l’air et conduis-moi à la petite.
— Tu permets que j’allume la lumière ?
Les lances de photons dévoilèrent la face ensanglantée du rottweiler. Un long hall les jeta dans une pièce annexe où l’horreur dévoilait l’un de ses multiples visages. Partout, sur les murs, des têtes d’animaux, des bustes tranchés, des peaux tannées. Marcassins, sangliers, paons, cerfs. Bois luisants, gueules hurlantes, becs ouverts. Par-dessus la cheminée s’amoncelaient des crânes très blancs, habillés d’yeux de verre, de fausses dentitions. Dans un coin, des poupées anciennes. Innombrables.
Sylvain s’appuya sur un fauteuil, chancelant.
— Mais… Quel diable es-tu ? Pourquoi tant… d’horreurs ?
— Tu veux voir la petite ?
Elle désigna une lourde porte enfoncée dans la pénombre.
— Il va falloir descendre alors. Et accroche-toi. C’est pire, bien pire en bas. On s’aventure dans les noirceurs interdites de l’âme humaine. Tu sais, cette maison a presque cinquante ans. Elle a été bâtie par mes grands-parents au-dessus de dizaines et de dizaines de mètres de caves et de galeries, vestiges de la Seconde Guerre mondiale… Parfois, au fond, les esprits gémissent encore.
— Arrête… tes conneries…
Une ampoule délivra un escalier en colimaçon de l’obscurité. Les organes de Sylvain se rétractèrent. Comment ne pas mourir de peur avant d’atteindre le fond ? La petite diabétique, si elle était encore en vie, ne ressortirait de cet enfer que complètement folle.
— Passe… devant… Je… te suis…
À peine franchit-il la porte que sa joue droite se liquéfia. Il lâcha son arme, les deux mains sur le visage. Ses doigts se couvrirent de peau fondue.
La chute l’aspira.
— Ce petit con a brûlé notre magot ! grogna Vervaecke en serrant son amante. Je savais que l’alarme te mettrait sur tes gardes… Tu ne l’as pas tué j’espère ?
La Bête désigna son vaporisateur.
— De l’acide formique. De quoi bien l’amocher, mais il sera encore en vie…
La Bête la serra contre elle, mauvaise.
— Il… Il a tué ma chienne !
— Raison de plus pour lui réserver un traitement de faveur.
— J’ai cru que tu ne voulais plus me revoir… Je me suis trompée, hein ? Dis-moi que je me suis trompée !
— Bien sûr ma chérie. On va tout reprendre à zéro, mais avant, occupe-toi de lui…
Une supplique agonisante grimpa des abysses. Un râle lointain, noyé dans ses propres échos.
Vervaecke recula, l’œil méfiant.
— Bon sang ! Tu as recommencé !
La Bête lui agrippa le blouson.
— Non ! Non ! C’est juste… une pauvre femme ! Je…
Une gifle puissante frappa la Bête.
— Lâche-moi, folle ! ordonna Vervaecke. Combien de temps encore tu crois pouvoir échapper aux flics ? Ce ne sont pas des animaux ! Tu n’as pas le droit de faire ça !
— Mais… Tu viens de me demander de… m’occuper de lui !
— Ce n’est pas pareil ! Lui a essayé de me tuer ! Il a intentionnellement brûlé l’argent, il connaît mon visage et peut m’identifier ! Toi tu fais ça pour… pour… Tu… Tu me dégoûtes ! Je ne veux plus jamais te revoir !
La vétérinaire se défit de l’emprise charnelle d’un mouvement d’épaule. Il fallait fuir en catastrophe à l’étranger, avant que tout s’embrase.
— Non ! Ne pars pas ! supplia la Bête. Ne me laisse pas seule ! Je t’aime !
La vétérinaire s’élança dans le salon sans se retourner, enjamba le cadavre du chien, ouvrit la porte.
Sa main enroba la poignée jusqu’au moment où son corps percuta le sol, secoué de spasmes.
Du bistouri qui pénétrait dans sa nuque ne paraissait plus que la mitre.
— Je… je ne voulais pas… pleura la Bête. Mais… ton visage n’est pas abîmé, tout pourra s’arranger. On va se retrouver… Pour l’éternité…
Écrasée de larmes, la Bête s’enfonça à reculons dans les catacombes, chevaucha la masse écrasée dans l’escalier et disparut dans son antre, le corps chaud de Vervaecke entre les bras.
Dans un premier temps, elle honorerait la requête de son amour éternel : faire souffrir l’homme qui avait brûlé l’argent. Puis viendrait le temps de la ramener à la vie.
Mais auparavant, il fallait aller travailler, gagner sa pitance, comme tous les jours. Elle remonta, enfila son blouson, ses gants, et se perdit dans le levant…
40.
Petite-Synthe. Lucie ne laissa pas le temps à la responsable de la SPA de pénétrer dans ses locaux.
— S’il vous plaît !
La femme se retourna. La quarantaine, chevelure filasse, des cernes comme des valises. En grand manque de sommeil, elle aussi.
— On… on n’ouvre pas avant huit heures madame. Il est… sept heures vingt… Les vétérinaires ne sont pas arrivés. Une urgence ?
— Grosse urgence ! Quelques questions à vous poser. Puis-je entrer ?
Christiane Corneille bâilla aux corneilles.
— Euh… Je n’ai pas l’habitude qu’on me saute dessus si tôt le matin… Mais… Suivez-moi…
Elle ferma la porte, traversa une pièce à l’odeur infecte et gagna une petite cuisine avant d’ajouter :
— Le chauffage vient juste de se déclencher, je vous conseille de m’imiter et de garder vos gants. Un café pour vous réchauffer ?
— Non merci. Je suis assez pressée.
— Moi aussi, à vrai dire. Dans ce cas, je vous écoute…
— Merci… Avez-vous relevé des plaintes pour disparitions d’animaux ces derniers mois ? Des chats, notamment.