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Corneille se plaça derrière elle tout en plongeant une main dans la poche de son gilet.

— Evidemment. Regardez l’écran, il suffit de…

Une porte claqua. Une femme se présenta sur le seuil, un chien en miettes dans les bras. Le museau transformé en groin. L’humain gémissait plus que la bête.

— Il s’est fait renverser par une voiture ! pleurnicha-t-elle.

Corneille sortit un Kleenex et se moucha.

— J’arrive madame !

Elle s’adressa à Lucie :

— Je vous laisse fouiner. Faites fi pour l’aide. La marche à suivre est indiquée pour naviguer dans l’application. Évitez d’aller trifouiller dans mes dossiers. Ça va aller ?

— J’ai l’habitude, répliqua le policier avec un sourire.

Corneille ôta ses gants, enfila une blouse et disparut dans un glissement de coton.

Lucie s’attela à la tâche. Elle trouva rapidement le moyen de consulter la liste des animaux adoptés. Chaque élément se trouvait sur une fiche détaillée. Nom, origine, âge, race, sexe, poids, couleur, suivi des vaccins, des interventions.

Dutour, la femme aux treize chats noirs, n’avait adopté que des mâles, ce qui contredisait la logique du tueur qui ne glorifiait que les femelles. Viviane Delahaie, elle, jouait dans la diversité canine. Des chiens de toutes races, de tous âges, sexe indifférent. Pas de suivi. Dernier animal adopté en 2002. Lucie nota le nom et l’adresse sur son carnet, sans réelle conviction.

Elle bascula sur la fiche suivante. Renée Lafargue. Soixante-trois ans. Dix-huit bêtes adoptées. D’abord douze chats, puis six chiens. Comment des animaux qui se détestent par nature pouvaient-ils cohabiter en si grand nombre ? Le cœur de Lucie s’intensifiait en rebonds au fur et à mesure que ses yeux digéraient la liste. Seules des femelles avaient été adoptées. Hormis l’âge de la tutrice, tout concordait.

Merde !

Elle se frappa le front. La majeure partie des animaux présentait un suivi vétérinaire sur plusieurs années. Rappels de vaccins, interventions. Ce qui excluait leur mise à mort.

Le brigadier afficha le dernier dossier. Une dame qui ne s’intéressait qu’aux oiseaux. Canaris, inséparables, perruches…

La piste volait en éclats, ses rêves de gloire personnelle s’évanouissaient.

Pas possible, c’est forcément là !

Était-il envisageable que les dossiers aient été trafiqués ? Que cette Renée Lafargue, avec ses chiennes et ses chattes, soit effectivement le tueur ?

Arrête. C’est complètement stupide.

Elle avala à nouveau les dossiers en long en large, à la recherche d’un détail, d’éléments qui allaient dans le sens de l’enquête, de la logique meurtrière. Les écrans se succédaient. Ages, races, poids, couleurs…

Les noms donnés aux neuf chiens de Viviane Delahaie accrochèrent son regard. Lucie remarqua que la septuagénaire s’était inspirée de la mythologie antique pour nommer ses compagnons. Sisyphe, Esculape, Lycaon pour les mâles. Sthéno, Scylla, Euryalé, Ocypétés, Célaeno, Thétis pour les femelles.

Elle faillit fermer la fiche mais un mot retentit dans sa tête.

Immortelles.

Scylla… un monstre qui dévorait les marins circulant entre ses rochers. Sthéno et Euryalé… deux des trois Gorgones, si ses souvenirs étaient bons, aux cheveux de serpents, qui transformaient en pierre les mâles assez téméraires pour porter le regard sur elles.

Des immortelles particulièrement cruelles à l’égard des hommes. Des immortelles, comme par hasard… Lucie se prit la tête dans les mains et ferma les yeux.

La majeure partie des psychopathes expriment ouvertement leurs sentiments dans le quotidien, au travers d’actes ou de comportements anodins. Otis Toole et Peter Kurten étaient fascinés par le feu, symbole très fort de destruction. Jeffrey Dahmer adorait aller à la pêche avec son père, pour le simple plaisir d’éventrer les poissons… Et s’il existait un message dissimulé derrière les noms de ces chiens ? Un moyen subtil de se moquer du monde en disant : « Je vous exprime ouvertement ce que je vais faire de ces animaux, et vous ne voyez rien ? » Et si cette liste était son « erreur de jeunesse », celle qui trahissait sa nature profonde ?

Malheureusement, ses connaissances en mythologie ne lui permettaient pas de conforter sa théorie. Elle chercha une connexion à internet mais n’en trouva pas.

Merde ! Et puis merde !

Solution de secours, le portable magique. Elle appela sa mère, inventa une histoire à dormir debout avant de lui demander de faire une recherche dans son encyclopédie.

Les réponses tombèrent. Des couperets.

Ocypétés et Célaeno, des monstres épouvantables, les Harpies, qui torturaient les mortels et enlevaient leurs enfants. Immortelles.

Thétis, sirène au chant venimeux. Immortelle.

Esculape, fils d’Apollon et de Coronis. Mortel.

Lycaon, roi d’Arcadie, foudroyé par Zeus parce qu’il avait tué un enfant. Mortel.

Sisyphe, condamné à pousser un rocher qui retombait sans cesse. Mortel.

— Merci maman !

Chiens mortels, chiennes immortelles. On mutile les mâles, on naturalise les femelles.

Lucie gribouilla un « merci » qu’elle abandonna sur le clavier avant de s’évaporer. Dans sa voiture, elle rouvrit son carnet, les doigts tremblants. Viviane Delahaie… Le seul point convergeant de ses déductions, l’œil du cyclone. Et pourtant, tout jouait contre le profil établi. L’âge de Delahaie, le mélange des sexes, le suivi vétérinaire, l’absence de chats sur lesquels l’assassin avait fait ses premières armes.

Mais il fallait vérifier. Au pire, elle perdrait une heure…

À un feu tricolore, elle observa longuement les paumes de ses mains, leurs lignes de vie…

Et si c’était vrai ?

Elle grelottait.

Elle quitta Petite-Synthe et s’envola pour la ville aux blockhaus gigantesques.

Et sa forêt profonde…

41.

La chair du ventre frémit. Une fois. Une deuxième, au même endroit, juste sous le nombril. Le petit être qui habitait Caroline Boidin jouait dans son univers liquide.

La femme enceinte était couchée sur un tapis d’écorces de pin, complètement nue. Les solides cordes enroulées autour de ses membres creusaient sa peau d’un filet brûlant et empêchaient toute manœuvre autre que la reptation primitive. Mais la morsure des liens était incomparablement plus douce que celle du froid. Son corps tout entier puisait dans des ressources secrètes pour alimenter les radiateurs internes, pour que la température au sein du placenta conserve sa constance. La moindre variation prolongée pouvait être fatale au bébé.

La future maman utilisa ses coudes pour s’arc-bouter et, au prix d’efforts démesurés, gagner la position assise. Les écorces dans sa chair excitèrent ses récepteurs à la douleur. D’un instant à l’autre, elle craquerait et finirait par exploser en pleurs.

Pour la première fois depuis son réveil, ses narines vibrèrent. Une odeur de crème parfumée se mêlait à la puanteur du cuir. D’où venait-elle ? Elle renifla ses épaules, ses seins, passa la langue sur les parties accessibles de son corps. On l’avait aspergée d’huiles végétales, comme si on la préparait à un sacrifice. Elle refusa de pousser ses pensées plus avant, focalisant son attention sur le pavé de chair étalé au centre de la cave.

— Monsieur… Monsieur ! Réveillez-vous… Je vous… en prie… À l’aide… S’il… vous plaît…

Elle murmurait, de peur d’alerter le démon au scalpel. L’homme nu ne réagissait pas. La vieille femme à la force surhumaine l’avait sanglé sur une table de métal, bordée de gouttières en zinc qui se jetaient dans une bassine. À quoi pouvaient bien servir ces goulottes ?