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Norman haussa les épaules.

— On n’a rien sans rien. Prépare-toi déjà au concours de lieutenant, ce sera un bon début.

La jeune femme leva les yeux au plafond.

— Tu me parles de concours ! Les jumelles me pompent toute mon énergie ! Et elles sont ma priorité. Peut-être demain… Qui sait ?

— Tu ne l’as jamais revu ?

Gorge serrée.

— Fermons la parenthèse, veux-tu ? Je suppose que tu n’es pas venu pour me parler de ça.

— Non… Une sale affaire vient de nous tomber dessus. La femme du professeur Cunar, un chirurgien traumatologiste renommé, a appelé cette nuit. Leur fillette a été enlevée, il y a quatre jours. Ils n’ont pas prévenu la police tout de suite…

Lucie se cala au fond de son siège, l’oreille attentive.

— Jamais facile de savoir ce qui est le mieux pour la vie de l’enfant dans ce genre de situation.

— Délicat, en effet. Cunar part payer la rançon aux alentours de minuit, deux millions d’euros…

— Wouah !

— Ce type est une pointure. Il habite au Touquet et opère régulièrement en Angleterre, dans les plus grands hôpitaux. Rarement chez lui. Quant à sa femme, elle vend et achète des entreprises. Une poigne de fer, paraît-il. Ces deux-là doivent gagner une vie de nos salaires en un mois… Bref, Cunar n’est jamais revenu. Envolé…

— Et la fillette ?

— Assassinée à proximité du champ d’éoliennes de Grande-Synthe, dans un entrepôt. Le commissaire et le capitaine Raviez sont sur les lieux depuis quatre heures du matin.

Lucie frissonna, élevant une pensée pour Clara et Juliette. Leurs bouches rondes et pleines, leurs yeux malicieux. Quand on donne la vie, il s’opère une transition, un accouchement cérébral qui transforme l’enfant en entité sacrée. Un avant où l’on compatissait avec les mères victimes, et un après où l’on devient ces mères, où la douleur de l’être perdu, même inconnu, vous brûle la gorge et vous arrache les tripes…

— Lucie ?

La jeune femme secoua la tête, serra les lèvres. Les endormissements instantanés la frappaient de plus en plus souvent, n’importe quand. Et les comprimés de vitamine C n’y changeaient rien. Combien de temps tiendrait-elle à ce rythme ?

— Je… Oui… Excuse-moi. J’ai très mal dormi cette nuit, pour ne pas faillir à la tradition…

Norman tapota du bout des ongles sur l’ordinateur. Ses doigts secs ressemblaient à des pattes de mantes religieuses.

— Valet va constituer une équipe. Il veut t’y intégrer. Avec tous les flics en vacances, il puise dans les ressources disponibles avant de rappeler les gars. Qu’est-ce que t’en penses ? Enfin je veux dire… comme tu es jeune maman et pas très en forme, il s’agit peut-être d’une opportunité empoisonnée… Je peux m’arranger pour que…

Lucie s’arracha de son siège.

— Ne pense pas à ma place s’il te plaît ! Je sais parfaitement que mes journées risquent de s’allonger comme des semaines à cause de la paperasse ! Mais si le commissaire m’accorde sa confiance, je ne peux pas me permettre de le décevoir. J’ai beau avoir certaines priorités pour le moment, je ne souhaite pas rester dans l’ombre toute ma vie. Tu comprends ?

Norman lui posa une main sur l’épaule.

— Cent pour cent d’accord avec toi… Tu m’accompagnes en attendant ? Une entreprise porte plainte et nous devons aller constater. Ses murs ont été taggués.

— Passionnant… Mais… tu n’es pas bientôt en vacances ?

— Direction les Alpes après-demain… Normalement…

— Normalement, c’est ça ! Dix contre un que tu vas encore annuler !

Elle engloutit un carré de chocolat.

— Un tic de femme enceinte dont je n’arrive pas à me débarrasser… Je ne peux plus sortir sans ma plaque de choco… T’imagines le flic ringard ? La carte tricolore, le Beretta et la plaque de chocolat ?

— Pense aux patchs si tu veux arrêter…

Dehors, des notes souples et déliées se décrochaient du ciel. Décembre soufflait ses premiers flocons.

7.

Comprimés entre quatre murs, les cinq candidats souffraient en silence. Les tortures qu’on leur infligeait n’avaient rien d’humain.

Dix-septième étage de la tour Lille Europe, le toit du Nord. Neuf heures tapantes.

Trente minutes de calvaire mental dans une pièce aveugle. Pour commencer.

Des types endimanchés bataillaient du stylo dans des grésillements de mines. Face à eux, les cent vingt-six questions implacables du PAPI-N, le test de personnalité vedette des ressources humaines.

Parmi les cinq, Vigo Nowak portait le masque pâle de sa nuit blanche. Les torrents de la douche n’avaient suffi à dégonfler ni l’hématome sur son arcade, ni les cernes arqués sous ses yeux noisette. Ses cheveux noirs, brossés vers l’arrière, amplifiaient le contraste avec sa peau naturellement mate, dénonçant avec brutalité les ridules qui, les jours de fatigue, se démultipliaient en serpentins criants. Pour un entretien d’embauche, on ne pouvait pas dire qu’il se trouvait au meilleur de sa forme. Et pourtant, il brûlait de bonheur.

Après vingt minutes, il n’avait pas répondu au tiers des questions. Comment se concentrer avec le coup magistral de la veille ? Le magot dissimulé dans sa remise à charbon aspirait toutes ses pensées. Le bruissement des billets qu’on froisse investissait son esprit à la manière d’un virus sournois. Et, fort heureusement, il n’y avait aucun vaccin pour ce genre d’infection.

En route pour Lille, il s’était branché sur France Bleue Nord, à l’affût des nouvelles régionales. On ne parlait ni de graffitis, ni d’accident, ni de disparition. Un bon point de ce côté-là.

Il pinça son stylo et cocha n’importe quoi, histoire d’exciter sa parcelle de chance, de profiter de la loi des séries qui rythme la sinusoïde des destinées.

Face à lui, le quatuor de chômeurs s’étripait des yeux. Ces pauvres types disputaient ici leur avenir, une promesse de jours ensoleillés. Lécher des bottes pour pouvoir nourrir sa famille. Aujourd’hui, Vigo crachait sur ces bottes.

Il desserra le nœud de sa cravate, en proie à des bouffées de chaleur. Dues non à l’angoisse, mais plutôt à l’envie d’exploser de joie, de crier à tue-tête, de se rouler nu dans la neige. Il secoua la tête. Que faisait-il dans cet aquarium, à barboter pour un poste qui n’en valait pas la peine ? Combien ? Trente-cinq mille euros annuels ? Une poussière d’étoile ! Il cachait au fond d’un sac plus d’une vie de salaire ! Net et non imposable !

Comment envisager un seul instant de continuer à jouer les esclaves ?

Il s’apprêtait à déguerpir quand un type aussi souriant qu’une tête de mort entra, empila les tests et le pria de le suivre. Un chauve à lunettes qui avait perdu ses cheveux à force de stress et de réunions, une machine à broyer de l’humain. La logique du jeune informaticien, sa volonté de ne rien laisser transparaître lui ordonnèrent d’obtempérer.

Porte 12. Vaste bureau, style intérieur de morgue. Pas une feuille de travers. Poubelles vides. Stylos capuchonnés. L’illusion d’une réussite.

Le directeur des ressources humaines invita Vigo à s’asseoir, s’attarda sur la boule violacée de son arcade, avant d’annoncer froidement :

— Je reviens, je vais passer votre test dans la machine.

Il réapparut avant même de disparaître. La magie des gens pressés.

— Vos résultats sont assez impressionnants, mais maintenant, donnez-moi l’envie de vous choisir parmi la vingtaine de candidats que nous rencontrons pour ce poste.

Amusé devant ce déversement de chance, Vigo posa son CV devant lui et présenta son cursus. L’homme à la tête d’œuf l’interrompit d’emblée.