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La Reynie s’inclina en souriant :

—    Qui l’eût dit, en effet ! Mais vous m’en voyez flatté...

—    Dites-moi alors en quoi je puis vous être utile ?

—    En une démarche qui m’est impossible parce que je n’appartiens pas à la Cour. Je voudrais que vous parliez à Madame, ou même à Monsieur afin qu’ils mettent M. de Saint-Forgeat en face de ses responsabilités. Il est temps qu’il se soucie de sa femme...

—    J’essaierai mais je doute du résultat. Madame est mal en cour, Monsieur ne va pas tarder à la suivre s’il s’attaque à la Maintenon. Quant à Saint-Forgeat, vous savez ce que j’en pense. Il y a peut-être mieux à faire.

—    Par exemple ?

—    Pourquoi ne pas interroger M. de Louvois ? Son amitié pour moi n’est plus ce qu’elle était mais je n’ai plus grand-chose à perdre de ce côté-là !

Dès le lendemain une triste nouvelle parvenait à la Cour. Le petit duc de Vermandois, fils du Roi et de la duchesse de La Vallière, s’était fait tuer devant Courtrai. Il n’avait pas quinze ans mais seule Madame le pleura : elle l’avait recueilli dans son giron généreux quand, déjà initié à certaines perversions par le chevalier de Lorraine, il avait été mêlé à un scandale et s’était vu accablé par la colère du Roi et le mépris des courtisans - tandis que les auteurs de son début de vice italien s’en tiraient sans dommages. Sa mère aussi le pleura au fond de son couvent de Chaillot en déplorant surtout qu’il fût né. Il n’en était pas moins fils du Roi et, comme tel, aurait dû avoir droit à un deuil de convenance, mais au lendemain même de sa disparition, la Dauphine avait donné le jour, le 19 novembre, à un second fils, le petit duc d’Anjou[7], et la nouvelle de la mort trouva la Cour en liesse. Le pauvre Vermandois aurait été poursuivi par la malchance jusque dans son trépas. Cependant, on pria beaucoup à la Cour. C’en était devenu la mode parce que le Roi endoctriné - jour après jour, nuit après nuit ! - par sa seconde épouse en donnait un exemple impressionnant. Jamais on ne l’avait vu si pieux ! C’était tellement agréable de pouvoir forniquer autant qu’il le voulait sans s’attirer les leçons de morale du père de La Chaise son confesseur ! Il se confessait et communiait à tour de bras et ce seul indice eût pu mettre la puce à l’oreille de ceux qui, à l’instar de Monsieur, se refusaient de croire au mariage. Quoi qu’il en soit, on donna intensément dans l’angélisme. C’était comme si l’échelle de Jacob était soudain venue se planter à Versailles et que l’on fît la queue pour y monter. Et les plus notoires pécheresses étaient les plus assidues à la messe comme au prône.

Mme de Montespan ne dépara pas le tableau et se donna jusqu’après les fêtes de Noël pour entreprendre Louvois sur le sujet de Charlotte. A y réfléchir, cinq mois s’étaient écoulés depuis sa disparition, quelques jours de plus ne changeraient rien à son sort.

Or, deux jours après la Nativité, une information venue de Saint-Germain en exprès atterrit sur le bureau de M. de La Reynie : on venait de retrouver, dans la demeure de l’ancien gouverneur de la ville, les corps de Mme de Fontenac et de son amant Eon de La Pivardière dont, en ce qui concernait ce dernier, on n’avait plus entendu parler depuis longtemps. Tous deux avaient été pendus à une poutre de la bibliothèque, les mains liées derrière le dos. Chacun d’eux avait, sur la poitrine, un écriteau identique portant ce» mots : « Laissez passer la justice de Dieu ! »

— On y va ! décréta sobrement La Reynie, en rassemblant Alban, son jeune assistant Jacquemin et Desgrez.

À la réflexion, il ramassa Mlle Léonie au passage. Nul ne connaissait la maison mieux qu’elle et elle pouvait être utile. Autant dire tout de suite qu’elle ne se fit pas prier et fut prête en un temps record.

Froid et neigeux jusqu’à Noël, le temps s’était brusquement éclairci et adouci. Si les chemins ne l’étaient pas, les rues de la ville étaient sèches.

En arrivant on trouva l’hôtel de Fontenac gardé par des soldats de la Prévôté dont disposaient les gouverneurs des villes royales. Portes, fenêtres et volets, tout était clos, mais tout s’ouvrit devant M. le lieutenant général de Police. Le sergent responsable du détachement vint au rapport : à l’aube un médecin qui venait de procéder à un accouchement deux rues plus loin, voyant la maison sans lumière et les portes grandes ouvertes, avait découvert les deux cadavres et donné l'alarme. A la suite de quoi le gouverneur, M. de La Ferté, avait donné ordre de ne toucher à rien et envoyé un coureur quérir M. de La Reynie. On s’était contenté, par décence, de décrocher les corps et de délivrer les domestiques enfermés dans une cave et dont les cris avaient attiré l’attention. On les avait confinés à la cuisine afin qu’ils puissent se réconforter mais sous bonne garde. Ce qui était à peine nécessaire tant ils étaient terrifiés.

Ils étaient six : Merlin, le maître d’hôtel, Cordier, le cocher, Mathilde Balu, la cuisinière, Jeanneton, la fille de cuisine, Marion Louvet, la femme de chambre de la baronne, le valet Le Blanc et Bousquet le palefrenier.   Ceux du moins qui étaient à demeure. Les femmes de nénage, lingères et jardiniers logeaient en ville. De ces gens, cependant, Mlle Léonie n’en connaissait que deux, Mathilde la cuisinière avec qui elle s’était toujours bien entendue et Marion la camériste dont elle avait dit à Alban qu’elle était l’âme damnée de sa maîtresse : une fille d’une trentaine d’années, brune, au visage plat d’où ressortaient un nez insolent et d’épais sourcils abritant des yeux pers, durs comme des billes d’agate. L’apparition de Mlle Léonie dans le sillage de La Reynie eut le don de changer une peur qui la faisait trembler en fureur :

—    Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, celle-là ? Grinça-t-elle. Et avec la Police par-dessus le marché ? Madame savait ce qu’elle faisait en la fichant à la porte. D’ailleurs elle devrait être morte !

—    Il suffit, la fille ! Intima Alban. Nous savons parfaitement qui est Mlle des Courtils de Chavignol et elle a plus le droit que toi d’être dans cette maison ! Alors du respect si tu ne veux pas te retrouver en prison !

—    La prison ? Mais j’ai rien fait, moi, pleurnicha-t-elle. J’étais ficelée au fond de la cave et...

—    Silence ! Coupa La Reynie. Je veux savoir ce qui s’est passé mais tu parleras quand je t’interrogerai. Toi, ajouta-t-il en s’adressant au gros Merlin, le maître d’hôtel qui s’était hâté de chercher de quoi se ragaillardir avec du pain, du saucisson et un gobelet de vin. Tu m’as l’air intelligent et tu vas me relater les faits !

Ainsi interpellé, Merlin avala d’un coup, au risque de s’étouffer, ce qu’il avait dans la bouche, s’essuya et se leva :

—    Veuillez m’excuser, Monsieur, mais je mourais de faim ! fit-il du ton respectueux d’un serviteur stylé. À présent, me voici à vos ordres.

Sensible à la déférence, La Reynie sourit :

—    Bon ! Parlez-moi ce que vous savez des événements de cette nuit.

Le récit fut concis et clair. Merlin en avait d’ailleurs peu à révéler. Dix heures venaient de sonner à l’église proche quand une voix forte réclama l’ouverture du portail au nom du Roi. Une douzaine d’hommes armés, masqués et vêtus de noir s’engouffrèrent dans la maison sans un mot. En moins de deux minutes, les serviteurs furent réduits à l’impuissance tandis que l’homme, apparemment le chef, repoussait vers l’intérieur du salon et du bout de son pistolet La Pivardière qui buvait du café en compagnie de Mme de Fontenac. En disant qu’ils avaient à s’expliquer.

—    Je ne sais rien de plus, conclut Merlin avec un soupir. On nous entraînait dans les sous-sols où nous avons été enfermés.