L’aimable attention que Louis XIV accordait après le mariage à la jeune et ravissante Charlotte, attention que Mme de Montespan s’était efforcée de favoriser dans le but de le détourner de l’insupportable Maintenon, pourrait être la cause d’une disparition si soudaine. La Reine n’étant plus - c’est-à-dire l’obstacle opposé aux désirs du Roi dont Athénaïs connaissait la violence mieux que quiconque -, celui-ci aurait pu faire en sorte d’éloigner la nouvelle comtesse et de la garder en un lieu discret où elle serait en son pouvoir, auquel cas elle n’avait nul besoin d’une garde-robe qui lui serait rendue au centuple accompagnée de quelques joyaux. Il suffisait de se souvenir de la façon cavalière dont il avait usé trois ans plus tôt à rencontre d’Angélique de Fontanges qu’il était allé déflorer en pleine nuit au Palais-Royal, chez Monsieur son frère, pour l’enlever à la vue de tous le lendemain matin.
Charlotte l’ayant librement rejoint dans son cabinet, il avait dû saisir l’occasion qui lui était offerte sur un plateau et envoyer la belle l’attendre à Fontainebleau ou plutôt quelque part dans les environs... L’idée était en vérité très séduisante et il se pourrait, finalement, que Mme de Saint-Forgeat se retrouvât enceinte un jour prochain, ce qui serait du dernier bouffon ! La tête de la Maintenon serait alors à peindre !
Évidemment, Charlotte ne lui avait pas caché qu’elle n’avait aucune attirance pour le Roi, mais elle savait aussi, d’expérience, qu’il était difficile de lui résister quand il voulait s’en donner la peine. Elle aurait ensuite des remords mais ce serait sans importance en considération de l’objectif recherché: éliminer la vieille garce !
Le réconfortant optimisme de la marquise s’évanouit rapidement. En regagnant son appartement, elle rencontra la princesse de Lillebonne accoudée à l’une des fenêtres donnant sur la cour de Marbre. Elle s’approcha mais ne vit rien de plus qu’une voiture aux armes du duc de La Rochefoucauld se dirigeant vers la sortie du château :
— Vous vous intéressez à ce point à ce cher duc ? demanda-t-elle en riant.
— A lui, non, mais à ce qu’il y a dans son carrosse. Il est tout bonnement en train d’emmener la Maintenon rejoindre le Roi à Fontainebleau. Je l’ai entendu dire, tout à l’heure, que sa présence serait pour lui le meilleur des réconforts...
— Alors que la Reine n’a pas encore quitté Versailles ? Oh, non !
— Oh, si ! Je crains qu’il ne nous faille nous préparer à des jours plus austères que par le passé...
— J’espère qu’il n’irait pas jusqu’à donner à la veuve Scarron la place d’une infante d’Espagne ?
Née Vaudémont-Lorraine, la princesse était l’une des plus hautes dames du royaume. En outre, elle n’aimait pas Louis XIV :
— Je l’en crois parfaitement capable, laissa-t-elle tomber, dédaigneuse. Cette femme ne cesse de lui ressasser qu’elle veut le réconcilier avec Dieu et rouvrir pour lui les portes du Ciel !
— Comme si elles avaient quelque chose à voir avec celles du Paradis ! Il faut lui faire sentir la différence !
— Il approche de la cinquantaine ! C’est l’âge dangereux.
— Le sera-t-il moins sous la férule d’une pédagogue, qui, elle, l’a dépassée ?
— Lui préféreriez-vous une jeunesse à l’instar de la pauvre Fontanges ? Ironisa Mme de Lillebonne.
— Ma foi oui ! Cent fois oui ! Au moins la Cour n’était pas ce lieu sinistre qu’elle s’apprête à devenir !...
Ayant dit, Mme de Montespan rentra chez elle, changea son grand habit de deuil pour des effets moins solennels, commanda ses chevaux et partit pour Saint-Cloud où elle savait que Madame était repartie.
Elle était très amie de Monsieur, un peu moins de son épouse, qui, de mœurs pures, n’avait guère apprécié ses fulgurantes amours avec son beau-frère mais appréciait son esprit, volontiers mordant, sa vitalité et sa générosité envers les pauvres. Aussi la fit-elle introduire dès qu’on la lui annonça bien qu’elle-même fût en négligé pour mieux affronter la chaleur.
Pour une fois, Madame n’était pas à sa table à écrire mais étendue sur une méridienne. Un éventail à la main, elle reniflait vaillamment les larmes qu’elle ne pouvait empêcher de couler. Ce que voyant, Mme de Montespan, du fond d’une irréprochable révérence, la pria d’excuser une arrivée à un moment inopportun :
— Non, non, ne vous excusez pas. Cela me fait plaisir de voir une personne qui ne se croit pas obligée d’avoir l’air de porter Dieu en terre ! Toutes ces mines confites sont insupportables quand on éprouve un réel chagrin.
— Je sais que Madame aimait beaucoup la Reine...
Elle n’ajouta pas - ce que nul n’ignorait d’ailleurs !
— Que ce cœur candide aimait encore plus le Roi, mais autrement... Une des raisons pour lesquelles ce même cœur exécrait Mme de Maintenon.
— C’est vrai, je l’aimais bien. Elle m’a été une véritable amie. A présent venez-vous asseoir, je vais vous faire apporter de la limonade fraîche. Et dites-moi ce qui vous amène, vous semblez soucieuse.
— Et je le suis. Votre Altesse saurait-elle où est Charlotte de Fontenac... je veux dire Mme de Saint-Forgeat ?
— Ma foi, je l’ignore. Vous la croyiez ici ?
— Ce serait naturel. La mort de Sa Majesté la laisse sans emploi, comme moi d’ailleurs, et si l’on tient compte des liens qui l’attachent à Madame. Sans parler du fait que son époux...
— ... est chez le mien ? Ce n’est pas une bonne raison : ils n’ont pas dû se voir deux fois depuis leur mariage. Quant à être près de moi, ce serait logique. Mon intention est, en effet, de la réclamer. Mais pourquoi la cherchez-vous ?
— Parce qu’elle s’est littéralement volatilisée. La dernière fois qu’on l’a vue, la Reine venait de s’éteindre et elle se précipitait à la suite du Roi pour en obtenir un entretien.
— Pourquoi tant de hâte ? Que pouvait-elle avoir de si important à lui dire ?
— Je n’en sais rien. Je vous le répète, je n’y étais pas mais quelqu’un m’a dit qu’elle paraissait bouleversée.
— Et ce quelqu’un n’a pas eu la curiosité d’attendre qu’elle en sorte ? Un manque d’intérêt plutôt rare à la Cour.
— J’en suis bien consciente mais c’est ainsi... J’avoue m’être arrêtée un instant sur l’idée que... enfin que la petite plaisant visiblement à notre Sire et...
— ... et vous avez pensé que, définitivement veuf, le Roi aurait pu la... subtiliser, de la façon dont il s’y est pris avec la Fontanges mais plus discrètement, et l’envoyer l’attendre quelque part ?
La superbe Montespan hésitait, gênée, rougissait même, et c’était un spectacle inattendu que Madame dégusta avec gourmandise. Ce qui eut l’avantage de la distraire de son chagrin. Elle en rajouta :
— D’autant qu’il ne l’a mariée que pour lui faire quitter l’état de fille, ce cher Saint-Forgeat possédant les qualités appréciables d’un mari sourd, muet et aveugle ? L’idée est bonne, c’est certain.
— Malheureusement j’ai dû y renoncer. Avant de venir j’ai vu le duc de La Rochefoucauld partir pour Fontainebleau en compagnie de la Maintenon...
— Oh non !...
— Si, hélas ! Il paraîtrait qu’elle seule soit capable d’apaiser l’immense douleur du Roi ! Quelques rares larmes quand elle s’est éteinte, quelques gouttes d’eau bénite, voilà ce que cette pauvre femme a obtenu de lui. Et j’ai bien peur que ce soit tout.