Ce soir-là, Louis XIV faisait découvrir à la Cour la longue galerie édifiée à l’emplacement de la terrasse reliant, cinq ans plus tôt, son appartement à celui de la Reine. Contrairement à l’étiquette habituelle voulant qu’il arrive le dernier à une réception, il était entré le premier, suivi de Mme de Maintenon, du Dauphin, de la Dauphine, de Monsieur et de Madame et avait pris place sur un trône d’argent massif utilisé pour les grandes circonstances et que l’on avait adossé à l’entrée du salon de la Paix faisant pendant à celui de la Guerre à l’autre extrémité de la galerie. La Cour, elle, était massée de ce côté-là, attendant avec impatience le spectacle promis.
Quand les doubles portes furent ouvertes par les laquais, ce ne fut qu’un cri de stupeur et d’émerveillement.
En face des dix-sept hautes fenêtres arrondies d’où l’on découvrait toute la perspective du parterre d’eau et du Grand Canal illuminés, dix-sept arcades semblables, mais garnies de trois cent soixante miroirs biseautés, reflétaient cette magie et la somptuosité du décor intérieur... Sous les couleurs brillantes du plafond peint par Le Brun sur le thème des victoires de Louis XIV et représentant l’ensemble pictural le plus important de France, douze lustres de cristal et deux d’argent aux extrémités, étincelaient comme d’énormes parures de diamants sous les feux de leurs éclairages et des deux mille bougies portées par des torchères, des girandoles et des candélabres d’argent massif décorés de cupidons et de satyres. Sur le parquet de bois précieux, deux immenses tapis de la Savonnerie à rinceaux et à soleils d’or sur fond blanc offraient un contrepoint aux rideaux de damas de soie blanche brodés d’or encadrant les fenêtres. Quant au mobilier - caissons d’orangers dont l’odeur embaumait, tables, guéridons, consoles, fauteuils, tabourets -, il était entièrement d’argent. Quatre statues du plus beau marbre blanc - deux Vénus et deux Apollon - se faisaient face à chaque bout de cette prodigieuse galerie dans laquelle chacun s’avançait sur la pointe des pieds comme à l’église en ayant l’impression de pénétrer dans un énorme diamant. Surtout si l’on considérait ceux qui constellaient l’habit de velours noir du Roi et celui, impressionnant, piqué à son chapeau.
Auprès de ce vivant soleil, Monsieur, bien qu’il soit divinement accommodé de satin nacré rehaussé de ses nouveaux boutons de diamant rose et quelques autres babioles, se sentait dépassé par l’événement et ne trouvait pas ses mots. Madame non plus d’ailleurs : un doigt dans la bouche à la manière d’une petite fille, elle souriait de toutes ses dents à cette féerie nouvelle. Invisibles mais présents, les violons de M. Lully se faisaient entendre en sourdine.
Les uns après les autres et selon les préséances, les membres de la Cour vinrent saluer le Roi et lui offrirent leurs félicitations enthousiastes et sincères pour une fois. Il eût fallut être aveugle pour ne pas se laisser éblouir. Louis XIV souriait, acceptait les compliments, sensible au plus haut point à cet encens que lui valait ce chef-d’œuvre.
Soudain, Monsieur remarqua :
— Comment se fait-il que Mme de Montespan ne soit pas encore là ? Elle n’est pas souffrante au moins ?
— Certainement pas, mon frère, répondit le Roi, elle nous l’aurait fait savoir. Elle est simplement en retard... comme d’habitude !
Mais elle était là, superbe évidemment dans une robe de satin d’azur glacé d’or qui faisait chanter sa carnation toujours éclatante, sans autre parure qu’un bouquet d’aigues-marines au creux de son décolleté et des bracelets assortis à ses poignets. Un murmure de surprise s’éleva de la foule qui s’ouvrait devant elle, dont la cause était moins son éclat que la jeune femme qu’elle tenait par la main pour la guider jusqu’au fauteuil royal.
Incroyablement blonde et pâle mais ravissante dans une robe de velours noir et de dentelles neigeuses, un collier de perles à trois rangs enserrant son cou mince, Charlotte, les yeux baissés, avançait vers le Roi devant lequel, toujours soutenue par la marquise, elle plia le genou au milieu d’un énorme silence où, même retenue, la belle voix de la Montespan s’éleva comme le tonnerre :
— Le roi ferait bien de m’admettre au nombre de ses ministres, puisque j’ai réussi là où ils ont échoué, dit-elle gaiement. J’éprouve le plus vif plaisir à lui amener Mme de Saint-Forgeat que l’on croyait perdue !
— Où l’avez-vous trouvée ? demanda Louis XIV sans songer à masquer sa surprise.
— Dans mon jardin, Sire, évanouie près d’un buisson de houx tel un cadeau de Noël mais à demi morte de froid après avoir fui la maison où elle était retenue captive...
Cette fois, le Roi n’eut pas le loisir de donner son opinion: quittant son fauteuil, Madame entrait en scène poussée par une sainte indignation et vint envelopper la revenante de son bras protecteur :
— Je le savais, moi, que l’on avait cherché à lui faire du mal ! Pauvre enfant sur qui le destin prend un malin plaisir à s’acharner, mais, grâce à Dieu, vous y avez veillé, chère marquise ! Soyez-en remerciée. Vous n’imaginez pas mes tourments !
— Disons que j’ai eu de la chance, dit la belle Athé-naïs en riant. Ce qui m’enlève les trois quarts du mérite !
Une nouvelle voix s’interposa, étrangement suave :
— Ne conviendrait-il pas de nous faire partager le récit d’aventures certainement palpitantes, susurra Mme de Maintenon. Je suis sûre que la Roi...
— Non, coupa sèchement Louis XIV. Ce n’est ni le lieu ni l’heure. Je verrai - et il appuya sur le je ! - ces dames demain, au sortir du Conseil et sans témoins. Mme de Saint-Forgeat, nous vous souhaitons la bienvenue ! Peut-être souhaiteriez-vous rejoindre votre époux ?
Le rire de Madame retentit, à la fois homérique et communicatif :
— Après ce qu’elle a subi, ce n’est pas un spectacle à lui offrir. Ce malheureux Saint-Forgeat est au fond de son lit. Accablé de bouillottes, de tisanes et d’une fièvre de cheval. Il se croit mourant et réclame les sacrements à grands cris ! Il...
— Je ne vois guère là sujet d’amusement ! Persifla Mme de Maintenon. Il est vrai que Madame n’est catholique que de fraîche date !
Elle s’engageait là sur un chemin dangereux. La riposte ne se fit pas attendre :
— Vous pareillement ! Ai-je rêvé ou les Aubigné, vos parents, n’appartenaient-ils pas à la noblesse protestante du Poitou ? Venez, Charlotte, votre place est toujours marquée auprès de moi !
— Avec la permission de Votre Altesse Royale, je la garde encore quelque temps, intervint Mme de Montespan. On enterre sa mère demain. Ensuite, elle sera libre de prendre la décision qui lui conviendra le mieux. Et à vous, Sire, je requiers pour elle la permission de se retirer. Je voulais seulement qu’elle vienne saluer le Roi et les princes. Maintenant je la ramène...
— Vous avez raison, elle est bien pâle en effet !....
En fait, Charlotte ne se soutenait que par un effort de volonté. C’était uniquement pour faire plaisir à sa bienfaitrice qu’elle s’était résolue à paraître au moment où Versailles brillait de son plus vif éclat.
— Votre retour en cette soirée inoubliable pour la Cour frappera les esprits beaucoup plus qu’une rentrée discrète. Souvenez-vous que vous n’êtes coupable en rien et, au contraire, victime de la cruauté des hommes !
L’accueil qu’on lui avait réservé donnait pleine raison à la marquise. Celui de Madame, en premier lieu, lui avait réchauffé le cœur, mais, à présent, elle souhaitait se reposer dans le calme et le silence de la chambre où elle avait repris conscience, au château de Clagny. Ce soir, ce serait dans le grand appartement que Mme de Montespan possédait au premier étage de Versailles et à deux pas de celui du Roi, mais elle y bénéficierait d’un lit douillet et des tisanes apaisantes que concoctait Cateau, la plus fidèle suivante de la marquise. Dormir ! Après ces jours et ces nuits d’angoisse, elle n’en souhaitait pas davantage. Et surtout ne plus penser ! Ce serait déjà suffisamment difficile de continuer à vivre !...