— J’espérais tellement votre retour, avait-elle déploré en tirant son mouchoir pour la dix ou onzième fois. Je me sens si abandonnée à présent !
— Madame a-t-elle des nouvelles de Mlle de Theobon? ... Je veux dire, Mme la comtesse de Beuvron.
— Non, mais pas depuis longtemps. Son Beuvron s'est fait occire à je ne sais plus quelle bataille. La voilà veuve et elle s’est retirée au couvent de Port-Royal.
— Pour y prendre le voile ?
— Tout de même pas ! Comme dame pensionnaire. Au moins elle est à Paris et Monsieur permet que nous correspondions.
— C’est déjà cela...
— Oui, mais en échange - Monsieur ne fait jamais rien pour rien ! - j’ai été obligée d’accepter la Grancey à l’emploi de gouvernante de mes filles. Cette pécore, cette grande amie du chevalier de Lorraine ! Heureuse-ment que la jeune Anne-Marie, fille de feu Madame Henriette, va épouser au prochain printemps le duc de Savoie... mais ma pauvre petite Élisabeth-Charlotte se retrouvera sans défense entre les mains de cette mégère !
— Si j’étais Madame je ne me tourmenterais pas trop pour elle. Son Altesse ressemble énormément à Mademoiselle: elle a déjà des griffes et sait s’en servir ! Et Monseigneur Philippe, son frère [9]?
— Autre sujet de disputes. J’ai dû batailler ferme pour qu’on ne lui donne pas comme gouverneur cet affreux marquis d’Effiat, le « grand » ami de mon époux et du venimeux Lorraine que toute la Cour accuse d’avoir empoisonné Madame Henriette. Mais enfin, ce danger-là est oublié !... Alors vraiment vous ne voulez pas revenir ?
— Si, Madame, et avec joie... mais pas dans l’immédiat. J’ai besoin de solitude... et peut-être aussi de me retrouver moi-même.
En considérant plus attentivement son ancienne fille d’honneur, Madame voulut bien admettre :
— Il est vrai que vous avez changé ! On dirait que... que vous êtes enveloppée d’un voile gris. Et même votre voix s’est assourdie comme si vous traîniez derrière vous une pesante souffrance. J’espère que ce n’est pas la fin tragique de votre mère ?... Non ! C’est autre chose... dont vous n’avez pas envie de parler, n’est-ce pas ?
— Non, j’en demande pardon... et je remercie Votre Altesse Royale de sa compréhension. Un jour peut-être je lui dirai... Et je promets de revenir dès que mes affaires seront en ordre...
Les deux femmes s’embrassaient quand surgit Saint-Forgeat envoyé par Monsieur pour avertir Madame d’une fête impromptue qu’il donnait ce soir-là en l’honneur de l’arrivée de l’ambassadeur de Savoie. Mais en se trouvant soudain en face de Charlotte,
Adhémar oublia complètement sa mission. Il eut un haut-le-corps, se racla la gorge, déglutit et finalement émit, mécontent :
— Vous ici ? Oh, comme c’est drôle ! Enfin drôle... cela le serait si vous n’aviez si mauvaise mine. Le bruit courait que vous étiez en prison ?
La Palatine n’allait pas laisser échapper une aussi belle occasion de se mettre en colère :
— Voilà longtemps que je vous tiens pour un benêt, Monsieur de Saint-Forgeat, mais au moins pour un benêt poli ! Or, vous débarquez chez moi tout faraud sans même prendre la peine de vous faire annoncer et tout ce que vous trouvez à dire à votre épouse que vous n’avez pas vue depuis des mois - et dont entre parenthèses vous vous souciez comme d’une guigne ! -c'est qu’elle a mauvaise mine et que vous avez appris qu’on l’avait arrêtée ?
— Mais... mais... mais..., hoqueta-t-il, affolé.
— Brillante réponse ! Quoi encore ?
Charlotte choisit d’aller au secours de son « mari » :
— Ne le disputez pas, Madame ! Nul n’a jamais prétendu que nous formions un couple semblable aux autres. Nous étions bons amis, pas davantage, et, pour ma part, cela me suffit amplement.
— Vous... vous revenez à la Cour ?
— A la Cour, non. Auprès de Madame, oui ! Lorsque j’aurais mis ordre à la succession de ma mère et pris du repos...
— Ah bon ! ... Et vous allez loger où ?
— Mais chez moi, à l’hôtel de Fontenac à Saint-Germain.
— Là où l’on a trouvé ? ... Fi ! Quelle horreur ! Je pourrais pas fermer l’œil une minute dans un endroit pareil ! fit-il en mettant les mains sur sa bouche d’un air épouvanté, après quoi il prit dans le manchon accroché à son cou par un ruban un minuscule flacon qu’il respira énergiquement à plusieurs reprises.
— Rassurez-vous ! Le calma Charlotte. Je ne vous le demanderai pas. Jusqu’à présent nous avons vécu loin l’un de l’autre sans nous en rendre compte et je ne vois pas pour quelle raison nous y changerions quoi que ce soit...
Pendant le court trajet entre l’église et la maison, La Reynie respecta le silence de Charlotte, se contentant de l’observer. Non sans inquiétude. Le changement survenu en elle au cours de ces quelques mois le tourmentait. Peut-être le souvenir de Claire de Brécourt qu’il avait aimée n’était-il pas étranger à son trouble. Il éprouvait pour elle une affection quasi paternelle et souffrait de la voir si différente. Aussi essayait-il de comprendre pourquoi. Cela ne pouvait venir de son séjour à la Bastille. Le brave Baisemaux n’était pas homme à torturer mentalement ses pensionnaires et si nombre d’entre elles étaient sorties de sa juridiction légèrement anémiées par la claustration, aucune ne ressemblait au gracieux fantôme qui se tenait à ses côtés. Il fallait que ce soit pendant son séjour dans ce mystérieux endroit où Louvois l’avait recluse pour restaurer sa santé. Et le policier brûlait de poser des questions mais s’abstenait en espérant que Charlotte viendrait d’elle-même à se confier. Heureusement, elle allait revoir chez elle Mlle Léonie et celle-ci était trop fine pour ne pas réussir à trouver la clef de l’énigme... À moins que...
La Reynie n’aimait pas Louvois qu’il savait brutal, impitoyable, voire cruel. Qu’il fût un grand serviteur de l’État était indubitable mais n’empêchait pas que l’homme pouvait se montrer implacable jusqu’à la cruauté. N’avait-il pas inventé ces odieuses « dragonnades » sous lesquelles criaient de douleur et de honte les anciennes régions huguenotes du Midi ? Le procédé était simple : on envoyait un régiment dans un lieu donné, on logeait les hommes et les officiers chez l'habitant et bientôt celui-ci se trouvait en butte aux exactions les plus révoltantes. Vol, viol, pillage, tout était permis sinon recommandé. Une seule façon de s’en sortir : abjurer la foi protestante ! Une abomination ! Et le Roi laissait faire - en admettant qu’il n’eût pas autorisé. Le Roi ! « Son » Roi qu’une main discrète ramenait vers une piété que l’on voulait exigeante afin d’expier les péchés parfumés des premières années du règne.
Et c’est ce même Louvois qui s’était soudain voulu le protecteur d’une jeune femme ravissante dont la santé l’inquiétait ? Allons donc ! Quand on le connaissait, on pouvait tout attendre de lui. Même le pire ! Et était ce pire que La Reynie redoutait en observant le blanc profil immobile, les paupières baissées ne se relevant que sur un regard infiniment triste d’où l’étincelle joyeuse de naguère avait disparu...
Lorsque l’on fût à destination, il constata avec plaisir que le portail était ouvert, que les cheminées fumaient et que, debout sur le perron, en belle livrée verte et blanche, le maître d’hôtel Merlin guettait leur arrivée.
— Vous voilà chez vous ! Sourit La Reynie. Et je peux vous dire que vous êtes attendue avec impatience !
— Vraiment ?
— Vraiment. Il n’y a plus ici que des serviteurs fidèles à cet autrefois que vous regrettez. Marion, la douteuse femme de chambre de votre défunte mère est au Châtelet pour répondre du meurtre de votre père.