Le cœur de Charlotte manqua un battement. Un pressentiment lui fit subitement redouter ce qu’elle allait entendre. Pourtant, presque dans un souffle, elle demanda :
— Comment s’appelle-t-il ?
En voyant la tête de sa jeune cousine se détourner, Mlle Léonie répondit doucement :
— C’est le commissaire Alban Delalande...
Charlotte s’y attendait. Le choc n’en fut pas moins rude. Une sorte de sanglot lui déchira la gorge et elle ferma les yeux dans l’espoir vain de retenir les larmes qui les emplissaient. Brusquement elle se leva, prise d’une irrésistible envie de fuir, mais Mlle Léonie s’était déjà emparée de ses deux mains et la retenait, faisant preuve d’une force dont on ne l’aurait pas crue capable :
— Restez, Charlotte ! Bien que nous ne nous soyons pas vues depuis longtemps j’ai toujours eu pour vous la plus tendre affection. Depuis que nous nous sommes retrouvées, je sais, je sens que vous portez un fardeau trop lourd pour vos jeunes épaules. Il faut vous en décharger. Je suis là pour ça...
— Je... je ne peux pas !
— Mais si. Nous sommes ensemble, toutes les deux, isolées et personne ne peut nous entendre... Il y a un instant, quand j’ai prononcé le nom de...
— Ne le répétez pas, je vous en prie !
— Pourquoi ? Vous aurait-il causé quelque tort ?
— Oh non !.... Cependant il me fait mal... Je... je l’ai ressenti comme une blessure. Il ne faut plus m’en parler... Ne plus jamais !
Et Charlotte se laissa retomber sur son siège, secouée de sanglots. Mlle Léonie la regarda un instant sans rien dire. « Elle aussi ? » pensa-t-elle. Ce désespoir lui en rappelait un autre, pas si ancien. Elle revoyait Alban écroulé sur sa table, la tête dans les bras après avoir vidé sans respirer le contenu d’une bouteille de vin. Charlotte, elle, ne buvait pas et on aurait pu le regretter si c’était le moyen de souffrir un peu moins, mais les mêmes effets, selon Léonie, étant produits par les mêmes causes, on pouvait en tirer les mêmes déductions. Sans laisser à la jeune femme le temps de lui faire jurer de ne plus jamais prononcer devant elle le nom en question, elle quitta son fauteuil pour un tabouret qu’elle tira près de Charlotte, passa un bras autour de ses épaules et, au lieu de se répandre en consolations oiseuses, elle dit :
— Je vais vous raconter une histoire. C’était à la fin de l’année dernière, le... 28 décembre, je pense. Ce soir-là, alors que je vaquais à je ne sais plus quelle occupation, j’ai vu rentrer... mon logeur! Ou du moins quelqu’un qui lui ressemblait à cette différence près qu’il avait plutôt l’air d’un fantôme que d’un vivant. Il a commencé par s’effondrer sur la table en pleurant toutes les larmes de son corps, après quoi il s’est emparé d’une bouteille de vin qu’il a vidée jusqu’à la dernière goutte. Ensuite il est retombé sur la table et s’est endormi d’un sommeil de plomb. J’aurais voulu lui porter secours : lui rafraîchir le visage par exemple parce qu’il était à faire peur... et sale pardessus le marché. En outre, il fallait absolument le monter dans sa chambre et le coucher. Mais c’était vraiment au-dessus de mes forces. Alors je suis allée demander du secours à notre voisin d’en face avec lequel j’avais lié quelques amitiés depuis plusieurs semaines. Il s’appelait - il s’appelle même toujours ! -Isidore Sainfoin du Bouloy...
Le nom franchit la brume de désespoir de Charlotte, qui, d’ailleurs, écoutait avec attention le récit de sa cousine. Elle releva un visage délavé par les larmes et accepta le mouchoir qu’elle lui tendait :
— M. Sainfoin du Bouloy ? Il est le voisin de...
— Juste en face, je vous l’ai dit. C’est la maison dont il a hérité de son défunt frère et il y vit avec deux serviteurs : sa cuisinière et son valet cocher Fromentin, solide gaillard s’il en est, qui n’a eu besoin d’aucune aide pour porter notre... malade sur son lit, à la suite de quoi on m’a éloignée tandis qu’on le déshabillait pour le coucher.
— Le 28 décembre ? reprit Charlotte. C’était, je crois...
— Le lendemain de votre mariage ! Et voyez comme les choses sont bizarres, cet événement correspondait à ce désespoir spectaculaire. On a consenti à me confier ledit policier au matin suivant, une fois dissipées les vapeurs d’une... on dit « cuite » maintenant ?... qui a passablement surpris M. de La Reynie étant donné la capacité d’absorption habituelle de son jeune cousin.
— Ah ! M. de La Reynie est au courant ?
— Il est au courant de presque tout ce qui se passe sinon en France, au moins dans Paris et Versailles. Mais pour en revenir à mon histoire je disais donc que l’on consentit à me mettre au fait de ce gros chagrin mais en me faisant jurer de ne plus jamais - jamais vous m’entendez ? - prononcer votre nom devant lui. C’est curieux comme les grands esprits se rencontrent parfois ?
Charlotte avait cessé de pleurer. Tournée vers sa cousine qui lui tamponnait doucement la figure pour sécher les dernières larmes, elle la regardait avec une sorte d’incompréhension :
— Et vous dites que c’est ce mariage qui...
— Exactement ! ... Ou plutôt non ! Pas exactement. Nul n’ignore que vous avez épousé un nom et une... apparence. C’était la suite prévue de cet événement qui l’écœurait. Il semblait entendu pour d’aucuns que vous étiez destinée à un lit plus auguste...
— Quelle indignité ! Alors que je servais la Reine qui m’avait sauvée d’un sort détestable ?
— Allons, Charlotte ! Ne me dites pas que vous n’en aviez pas connaissance. N’était-ce pas Mme de Montespan elle-même qui, oubliant joyeusement l’épisode Fontanges, manigançait en votre faveur un destin aussi glorieux parce que vous lui sembliez la seule capable d’éloigner le Roi de Mme de Maintenon ?
— C’est vrai, je l’ai su, mais moi je n’avais pas la moindre intention de me laisser mener dans la chambre du Roi. C’est toute ma différence avec cette pauvre Angélique : elle l’aimait, elle. Moi pas !
— On ne peut jurer de rien, Charlotte ! Votre différence à vous c’est que vous n’avez aucune famille qui pût pâtir d’un refus à devenir favorite. Alors que votre semblant d’époux ne doit demander que cela !
— Libre à lui ! Moi je me refuse à ridiculiser le nom qu’il m’a donné. Ou plutôt je m’y refusais, mais...
Prestement elle se leva, les larmes recommencèrent à couler, et serrant ses mains contre sa bouche pour retenir un cri ou un sanglot, elle sortit de la bibliothèque en courant, grimpa l’escalier et se réfugia dans sa chambre dont la porte claqua derrière elle.
Le départ subit de la jeune fille ne faisait pas l’affaire de Mlle Léonie pour qui l’abcès incisé devait absolument être vidé. Après un moment de réflexion, elle rangea son tricot, gravit l’escalier à son tour et alla coller son oreille à la porte de Charlotte. Elle n’entendit rien mais le vantail étant de chêne, elle l’entrebâilla avec mille précautions, passa la tête, ce qui lui permit de la voir effondrée à plat ventre sur son lit, pleurant de plus belle.
Cette fois elle n’hésita qu’un instant, redescendit, alla verser de l’eau-de-vie de prune dans un verre -sans oublier de s’en adjuger une rasade au passage -, remonta, entra d’un pas décidé et marcha jusqu’au lit où elle s’assit :
— Buvez ça ! ordonna-t-elle. Vous vous sentirez mieux!