— Tiens ! Monsieur de Saint-Forgeat ? Est-ce que vous n’êtes plus féru du jeu ? fit Louvois en regardant dédaigneusement les splendeurs « bouton d’or » du jeune homme.
— Pas, ce soir, Monsieur le Ministre, pas ce soir ! Relevant de maladie, je préfère jouir paisiblement des plaisirs qui s’offrent à nous ! J’adore les soirs de Grand Appartement! Cela dit, veuillez m’excuser mais Madame demande Mme de Saint-Forgeat !
Louvois s’écarta et Adhémar put prendre la main de Charlotte et l’entraîner vers les buffets après un bref échange de saluts. La jeune femme remarqua :
— Où m’emmenez-vous ? Madame était dans la galerie des Glaces où elle écoutait les chanteurs...
— Elle n’y est plus ! Sans doute a-t-elle ressenti une petite faim ! En outre... elle ne vous réclame pas !
— En ce cas pourquoi...
— Vous avoir tirée des grosses pattes de ce butor ? Parce que depuis votre réapparition miraculeuse, on n'a que trop tendance à vous associer à lui. Et... je n'apprécie pas ! Je me dois de veiller sur vous !
Ça, c’était nouveau ! Tellement même que Charlotte retrouva le sourire :
— Par tous les saints du Paradis, Adhémar, je commence à croire que vous pouvez vous comporter en bon mari !
— Cela vous étonne ?
— Oui, je vous l’avoue ! Mais ce n’est pas désagréable vous savez ?
Il lui retourna ce fameux sourire en demi-lune qui l’amusait tant avant leurs épousailles.
— Au fond, il nous faut admettre que nous ne sommes faits ni l’un ni l’autre pour le mariage et j’ai pensé qu’à défaut d’un couple modèle nous pourrions être deux camarades ?
— Vous ne pouviez rien dire qui me fasse plus plaisir !
Ils approchaient de Madame occupée à déguster un biscuit au chocolat couronné de meringue à la crème quand les pas des Suisses précédant un bref commandement et l’annonce « Le Roi » arrêtèrent net le brouhaha ambiant. Et Louis parut. Magnifiquement vêtu selon son habitude, il s’avançait seul, souriant, appuyé sur une haute canne mais sans la moindre escorte, se conformant ainsi à l’étiquette quasi inexistante des soirées de Grand Appartement. Cette apparition inattendue charma la Cour justement parce qu’il était seul : aucune robe noire ne froufroutait à l’horizon. Ce dont Madame fut si aise qu’elle lâcha :
— Si seulement il pouvait en être toujours ainsi !
Et sous le choc de l’émotion elle faillit rater sa révérence quand son beau-frère s’approcha d’elle. Ce qui la fit enrager car la perfection avec laquelle elle l’exécutait en dépit de son embonpoint était célèbre :
— Eh bien, ma sœur ! Sourit le Roi, décidément d’humeur guillerette. Que vous voilà émue.
— Il suffit que je voie sourire mon Roi !
— Il faudra que j’y pense quand nous nous rencon-trerons ! Ah! Madame de Saint-Forgeat! Avez-vous finalement décidé de nous revenir ?
— Madame m’a fait l’honneur de me convier aux noces de Mademoiselle. Je n’aurais eu garde d’y manquer !
— Ce sera vite passé. Vous devriez rester plus long-temps ! Je suis certain que Madame ne demande que cela et le Roi en serait ravi ! Possédez-vous quelque autorité, Monsieur de Saint-Forgeat ?
— Euh !... Guère, Sire, je le crains !
— Alors essayez la prière ! Nous tenons impérativement à l’éclat de notre Cour et Versailles ne saurait se passer d’une aussi jolie dame ! Surtout à un moment où il va perdre une des plus chères à son cœur au bénéfice de la Savoie.
Devenu écarlate de contentement, Adhémar s’inclina en bredouillant que son épouse comme lui-même n'avaient d’autre but dans la vie que de complaire en toutes choses à Sa Majesté.
Et le Roi passa son chemin.
— Eh bien ! fit Madame en le regardant entrer dans le salon où se trouvait son billard. Voilà du nouveau !
La vieille guenipe ne se montre pas et notre Sire vous fait presque ouvertement la cour ! Y aurait-il de la brouille dans le ménage ? Ce serait divin ! Qu’en pensez-vous, Charlotte ?
Celle-ci ne répondit pas. Son regard aussi s’était attaché à la silhouette du Roi mais avec inquiétude parce que avant de pénétrer dans le salon du billard, il avait appelé Louvois d’un geste de la main et que lui restait dans les oreilles sa confidence précédente, le je voulais vous offrir au Roi », qui l’avait si fort courroucée. Moins cependant que le «je ne renoncerai jamais » qui l’avait suivi. Comment cet homme qui s'était permis l’inqualifiable en donnant pour excuse une folle passion allait-il réagir si son maître lui ordonnait de lui mener - autant dire pieds et poings liés ! - la femme dont il se prétendait si follement amoureux ? Et elle-même, quel comportement adopterait-elle si, une nuit ou une autre, on l’introduisait dans la chambre du Roi ? D’un côté comme de l’autre elle ne voyait aucune issue sinon, peut-être..., le suicide!
Éloigne à des années-lumière de nourrir des pensées aussi lugubres, Saint-Forgeat rayonnait positivement.
Il se voyait déjà époux d’une favorite comblée de richesses et pourquoi pas d’un duché-pairie ! ... Et comme l’écho d’un menuet de Lully se faisait entendre venu de la salle de bal, il se sentit soudain pris de fourmis dans les jambes :
— Si nous allions danser, ma chère ? C’est un exercice que nous n’avons encore jamais pratiqué ensemble !
— Ah que gracieusement ces choses-là sont dites ! observa Madame en riant. Cet « exercice-là » vous tente-t-il, Charlotte ?
— Absolument pas ! Avec la permission de Votre Altesse je préfère rester auprès d’Elle si Elle veut bien m’y autoriser !
— Avec joie ! répondit la princesse en lui prenant le bras. Allez batifoler avec qui vous voudrez, Saint-Forgeat ! Moi, je garde votre épouse ! D’ailleurs on va bientôt souper !
Le 9 avril, on procéda aux fiançailles de la petite Mademoiselle - quinze ans - avec le duc Victor Amédée II, duc de Savoie et futur roi de Sardaigne, qui en avait dix-huit mais qui était absent. Pour le représenter, on fit choix du jeune duc du Maine, premier enfant de Louis XIV et de Mme de Montespan, dont Madame pensa mourir de fureur. Un bâtard pour représenter son futur gendre ! Mais le bâtard en question était l’enfant chéri de Louis XIV et de Mme de Maintenon. C’était elle qui l’avait élevé, lui avait prodigué les soins nécessités par sa mauvaise santé et l'avait emmené à plusieurs reprises prendre les eaux de Barèges dans les Pyrénées. En outre, il avait quatorze ans alors que le duc de Chartres, le préféré de Madame, n’en avait pas tout à fait dix, ce qui était insuffisant. Quant au marquis Ferrero, ambassadeur de Savoie, ce n’était pas son rôle mais Madame n’en vit pas moins dans le choix de Maine une manœuvre de la Maintenon pour lui être désagréable. Elle n’avait peut-être pas tort, car il existait suffisamment de princes du sang pour remplir la fonction. Mais la Cour unanime proclama que ce mariage enfantin était vraiment charmant et il fallut en passer par là... Le lendemain, le cardinal de Bouillon bénit le mariage et aussitôt après la cérémonie, le Roi mit la jolie petite mariée en carrosse afin qu’elle rejoigne Chambéry où l’attendaient son époux véritable et une nouvelle bénédiction.
Madame pleurait, Monsieur aussi et un certain voile de tristesse s’étendit sur le palais, mais ce n’était en rien comparable aux noces de Fontainebleau qui avaient vu le départ d’une jeune et ravissante princesse pour le dramatique destin de reine d’Espagne qui l'attendait.
Quelques jours plus tard, d’ailleurs, le Roi partait pour un voyage de six semaines en Flandre. Il emmenait le Dauphin, la Dauphine, la princesse de Conti qui était la plus attrayante parmi ses enfants bâtards, et Mme de Maintenon, qui, évidemment, l’avait élevée. Madame, qui avait été de tous les autres déplacements, ne fut pas invitée et en conçut une peine que Monsieur soigna à sa manière :