Ce fut une halte bienvenue. Maître Grelier leur avait réservé ses deux plus belles chambres donnant sur le château. Il fut aux petits soins pour la fille et la cousine de l’ancien gouverneur. On les servit chez elles afin de leur éviter le contact avec les clients et il donna des ordres stricts à son personnel pour opposer un mutisme absolu à toute curiosité d’où qu’elle vienne. De son côté, Alban Delalande avait mis le jeune Jacquemin Lesourd à leur service pour les accompagner dans leurs sorties et écarter les importuns éventuels Pendant ce temps, à l’hôtel de Fontenac, tout le monde travaillait ferme.
Une semaine plus tard, le retour était possible, les meubles remis en place, les tapisseries raccrochées, les tapis nettoyés, les chambres réinstallées. Seule la bibliothèque avait été évitée, sur l’ordre de Charlotte qui se réservait de la ranger avec Léonie, sachant mieux que personne l’emplacement des livres. Elles s’y attelèrent sans plus tarder mais avec calme et méthode, conscientes que la précipitation n’arrangerait rien et les fatiguerait.
Mais ce qu’elles avaient retrouvé avec le plus de plaisir, c’était le jardin. Il n’était pas immense mais le printemps y éclatait en un véritable foisonnement de roses succédant aux lilas dont les hampes embaumées commençaient à pâlir. Quelques beaux arbres couverts de jeunes feuilles ménageaient un coin de fraîcheur mais Hubert de Fontenac, qui l’avait aménagé à son retour des Indes, l’avait consacré presque exclusivement à la rose dont il avait ramené des spécimens. Tel qu’il était, ce carré de verdure faisait l’orgueil de Frelon, l’homme de l’art, et les délices de Charlotte.
En cette fin d’après-midi, le rangement d’un panneau entier achevé et après avoir fait un brin de toilette pour se débarrasser de la poussière, Charlotte alla se reposer sous les tilleuls avec un livre... que d’ailleurs elle ne lisait pas, distraite par le froissement d’une brise légère dans les feuilles et le bruyant enthou-siasme de deux abeilles à demi avalées par des corolles de fleurs. L’instant lui paraissait paradisiaque et elle fronça le sourcil en voyant accourir Merlin dépouillé de sa gravité habituelle. Ce devait être une visite. Charlotte en effet croyait bien avoir entendu le portail s’ouvrir. Elle se redressa à son approche :
— Qu’y a-t-il, Merlin ?
— C’est... c’est M. le comte de Brécourt qui demande à parler à Madame la comtesse !
— M. de Brécourt ?
— Oui Madame ! Dois-je lui dire que Madame est souffrante ?
— Surtout pas ! Quand on s’excuse pour un malaise il n’est pas rare qu’il se présente aussitôt après ! Non, Merlin, allez le chercher ! Je vais le recevoir ici !
Elle se sentit soudain fébrile et prit une profonde inspiration. Le souvenir pénible de leur dernière entrevue lui revenait et avec lui un début de colère. Il l'avait traitée de façon indigne, l’accusant d’être la cause directe de la mort de sa mère[15] et allant jusqu’à lui dire qu’elle n’était qu’une bâtarde parce que la baronne avait trompé son mari avec on ne savait trop qui. Et voilà qu’il osait se présenter chez elle ? Quelle avanie lui préparait-il encore ?
En le voyant apparaître au bout de l’allée, elle constata qu’il n’avait pas changé. Toujours la même irréprochable et sobre élégance, le même beau visage froid. Seule sa démarche avait subi une modification. Il avait dû être blessé au combat parce qu’elle n’avait plus vraiment cette souplesse et ce léger balancement propre aux hommes de mer habitués à vivre sur le pont des vaisseaux et à compenser le roulis. Il l’étayait d’une canne sur laquelle il ne semblait pas réellement peser et qu’il maniait avec désinvolture.
Quand il fut devant elle et balaya le sable des plumes noires de son chapeau, elle ne se leva pas, ne répondant à son salut que par une simple inclination de la tête et, bien sûr, ne l’invita pas à s’asseoir :
— Charles de Brécourt chez moi ? Mais quelle étrange merveille ! Ironisa-t-elle. Auriez-vous par hasard oublié quelque chose ? En ce cas, il fallait me l’écrire et ne pas vous astreindre à vous déplacer.
— Pour ce que j’ai à dire, il valait mieux venir. Je ne le regrette pas d’ailleurs car vous avez beaucoup changé. Vous êtes devenue admirablement belle ! Et je vous dois bien des excuses pour vous avoir traitée comme je l’ai fait au moment de la mort de ma mère. J’ai compris depuis qu’il était injuste de vous en rendre responsable et que, comme elle, vous étiez une victime, mais à cette époque j’étais fou de rage et bou-leversé et il me fallait décharger mon ressentiment et ma douleur sur quelqu’un. Le malheur a voulu que ce soit sur vous ! Aussi je suis venu d’abord vous dire que je le regrettais profondément !
— Le service sur les vaisseaux du Roi n’offre-t-il donc plus assez d’affrontements avec un ennemi mieux armé qu’une jeune fille pour passer sur lui sa colère ? Je suppose que oui... ou n’est-ce pas là que vous avez été blessé ?
— Un coup de sabre hollandais qui aurait pu être plus grave puisqu’il ne m’a pas renvoyé à terre, mais ce n’est pas l’objet de ma visite...
— Quel est-il alors ? ... Mais voulez-vous vous asseoir?
— Merci, accepta-t-il sans fausse honte en s’installant sur l’autre bout du banc en demi-lune où Charlotte avait pris place. J’ai appris que vous veniez d’être victime d'une troupe de voleurs qui ont mis à sac cette maison.
— Et vous souhaitez me faire entendre la part que vous prenez dans ce désastre ?
— D’abord, oui. Vous l’avez peut-être oublié mais votre demeure est celle où ma mère a vu le jour, comme votre père...
— Vous avez raison, je l’avais un peu oublié et il est normal que cela vous touche même si c’est à moi qu’elle appartient aujourd’hui...
— Ce qui est dans la logique des successions, mais j'ai autre chose à dire. Le bruit m’est revenu de plusieurs provenances que la Police en recherchant vos voleurs pense faire d’une pierre deux coups en les assimilant à ceux qui...
— Ont tué Mme de Fontenac et M. de La Pivardière ? Cela me paraît assez naturel puisque selon le témoignage des domestiques ils se ressemblaient beaucoup. Assassins ou voleurs sont relativement proches les uns des autres. N’importe comment ce sont des malfaiteurs !
— Je ne suis pas d’accord. Les premiers étaient des justiciers, pas des gens de sac et de corde ! C’est une nuance à laquelle je suis sensible !
— Une nuance à laquelle vous êtes sensible ? Je me demande pourquoi ?
— Pour la bonne raison que c’est moi qui ai exécuté cette femme et son amant ! Je tenais à ce que vous le sachiez, vous au moins !
Un silence effaré s’abattit sur le jardin. On n’entendait même plus le moindre chant d’oiseaux, à croire que les terribles paroles en avaient rejeté toute forme de vie. Charlotte, elle, avait pâli, n’arrivant pas à assimiler ce qu’elle venait d’entendre. Enfin, encore incrédule, elle parvint à balbutier :
— Vous vous êtes vengé vous-même ?
— Avec l’aide de quelques compagnons! C’était mon droit dès le moment où la justice des hommes les oubliait...
— Ceux qui ont frappé Mme de Brécourt ont pourtant été exécutés.
— Et cela vous suffit ? De misérables larves humaines qui font n’importe quoi pourvu qu’on les paie ? Moi, j’ai frappé les donneurs d’ordres, les têtes pensantes qui restent au coin du feu pendant que l’on assassine pour eux. Moi, j’ai vengé ma mère... et votre père si je m’en réfère à certains bruits. Vous devriez me remercier.