— Deux fois... mais j’avais pris soin de faire mêler un... calmant à sa nourriture...
— Vous êtes parfait ! ...À propos, qu’avez-vous dit au Roi pour expliquer ce beau mouvement de compassion que vous avez eu en prenant sous votre bonnet de la sortir de la Bastille ?
— Ce que je pensais de bonne foi : que c’était dommage de laisser une vieille prison détruire lentement une fille exquise qui, à maintes occasions, s’était attirée l’agrément du Roi.
— C’était d’un courtisan accompli, même si ce n’était pas des plus élégants. Et qu’a-t-il répondu ?
— Qu’il entendait vivre désormais dans la vertu.
— La vertu ? Elle niche dans un drôle d’endroit ces temps-ci... Et que feriez-vous aujourd’hui, si revenant sur une aussi louable résolution notre Sire vous ordonnait de la lui amener ?
— Je n’en ai plus les moyens puisqu’elle ne me laisse même plus l’approcher...
— Et c’est mieux ainsi, croyez-moi! Un peu d’humanité que diable ! Charlotte a le droit de mener son existence à sa convenance. Moi, je garderai le secret mais promettez-moi de ne plus l’importuner !
— Divulguer ce que je viens de vous confesser lui ferait davantage de tort qu’à moi, hasarda-t-il avec un sourire cynique...
— Sans doute, mais n’essayez pas d’en tenter l'expérience ! Vous pourriez avoir des surprises !
— Mais enfin, Madame, me refuseriez-vous le droit d’aimer comme tout un chacun ?
— Tout un chacun ? Vraiment ? Le terme me paraît par Dieu - incongru ! Bien au contraire, mon cher, je ne saurais trop vous recommander d’aimer « comme tout un chacun»... Mais surtout pas à la façon de M. de Louvois !
Les fêtes de fin d’année - Noël et Nouvel An ! - furent fidèles à leur réputation : somptueuses et variées mais peut-être moins joyeuses qu’avant la mort de la Reine. Festins, bals, comédies, concerts se succédaient à un rythme plus lent, coupés par des cérémonies religieuses qui semblaient s’étirer de jour en jour. On s’y pressait en masse, avide de s’approprier la place d’où l’on pouvait le mieux être vu du monarque et l’on pleura des larmes d’attendrissement lors de la célébration de la Nativité, en écoutant le père Bourdaloue prôner la vie exemplaire que menait désormais le Roi « toute tournée vers Dieu après avoir chassé loin de lui les turpitudes de la jeunesse ». Jamais on n’avait tant larmoyé en chantant les « Alléluia » !
Charlotte, que ce remarquable déploiement de contrition amusait plutôt - à l’instar de Madame d’ailleurs partagée entre la fureur devant une telle hypocrisie et l’envie d’en rire ! -, ne pouvait s’empêcher d’établir un parallèle entre ce Noël et les noces de la nouvelle reine d’Espagne. Ce jour-là, c’était la mariée qui pleurait et la Reine qui priait. Quant au Roi, à mi-chemin entre les deux favorites, il affichait nettement sa préférence en souriant beaucoup à une Fontanges rayonnante et un peu moins à une Montespan toujours éblouissante cependant, mais furieuse. Certaine robe noire, à présent proche du fauteuil royal, n’y était même pas ! Et cela changeait tout !
Personnellement, sentant trop souvent sur elle le regard pesant de son tourmenteur, Charlotte aurait cent fois préféré ne pas être là. Il lui avait été pénible de quitter sa maison - même incomplètement remise en état ! - et surtout sa chère Léonie. Elle eût aimé prier à ses côtés en chantant les Noëls anciens. Et ce n’était pas sans regrets qu’elle s’en était séparée.
Afin qu’elle ne soit pas trop seule cependant pour une si belle fête, elle avait eu l’idée d’inviter Isidore Sainfoin du Bouloy à un petit séjour à Saint-Germain.
Il était accouru de toute la vitesse de ses chevaux, aiguillonné par un enthousiasme manifeste à l’idée de reprendre avec son amie les interminables conversations qui lui manquaient tant depuis qu’elle avait abandonné la rue Beautreillis. Sa voiture débordait de bouteilles, de confiseries et d’un assortiment de victuailles dont l’envie lui avait traversé l’esprit, et il avait été reçu en conséquence. Avant de les laisser à leur sort, Charlotte avait même remarqué chez sa cousine une légère - vraiment légère ! - tendance à la coquetterie. Ainsi, elle avait rosi de joie quand, alors qu’elle s’apprêtait à partir pour Versailles, Charlotte lui avait fait la surprise d’une élégante robe d’épaisse soie violette accompagnée de dentelles mousseuses et de souliers assortis à cette couleur épiscopale. Léonie en avait éprouvé un ravissement enfantin et Charlotte décida de faire le nécessaire pour que, par la suite, on ne la confonde plus avec une domestique ou une sorte de religieuse restée dans le siècle.
Tandis que se déroulaient devant elle les fastes royaux, elle les imaginait, tous les deux, assis de part et d’autre de la cheminée de la bibliothèque, trinquant avec l’un des vins précieux qu’Isidore avait apportés, devisant à bâtons rompus dans l’atmosphère ouatée d’une maison embaumée par l’odeur des branches de sapin que l’on avait disposées un peu partout nouées de rubans rouges... Elle aurait tellement préféré leur tenir compagnie !...
En revanche, elle faisait de courageux efforts pour chasser de sa pensée un autre visage qu’elle n’avait pas revu depuis la scène de l’escalier des cuisines. Sans y parvenir le plus souvent. Où était Alban à cette heure où elle regardait évoluer les danseurs de l’Opéra au milieu de cet écrin de splendeurs ? Partageait-il la soirée avec cette comédienne dont on disait qu’elle était sa maîtresse ? Et que Charlotte enviait désespérément. Ou buvait-il dans un cabaret entouré de joyeux compagnons ? Ou était-il en embuscade dans une rue obscure et froide, traquant des voleurs minables ou un meurtrier ? A moins que M. de La Reynie, qui l’aimait bien, ne l’eût invité ?
Le jeune policier eût aimé aussi peut-être rejoindre à Saint-Germain ses deux vieux amis, mais elle n’avait pu se résoudre à conseiller à Mlle Léonie de l’inviter en son absence pour lui permettre de se réchauffer à une atmosphère familiale dont il devait manquer. Elle n’en avait pas eu le courage de peur d’être assaillie par les regrets.
Qu’elle le voulût ou non, elle était liée à ces palais royaux qu’elle se prenait à détester car elle ne pouvait éviter de tenir compte de son mariage. Encore qu’à la Cour, Saint-Forgeat ne l’encombrât guère ! Il la saluait quand ils se croisaient, lui demandait des nouvelles de sa santé, resaluait et allait rejoindre la troupe caquetante des amis de Monsieur.
Un soir pourtant - c’était la nuit de la Saint-Sylvestre - où il y avait grand bal dans la galerie des Glaces, elle le vit venir à elle, s’incliner et l’inviter a danser. C’était bien la première fois que cela lui arrivait, d’autant que, en général, il s’adonnait rarement à ce genre d’exercice, préférant largement les tables de jeu. Elle-même avait dansé auparavant à plusieurs reprises et se trouvait le centre d’un groupe de gentilshommes qui l’assiégeaient de compliments. Mérités d’ailleurs : vêtue d’une robe de velours du même vert que ses yeux et de satin blanc, elle composait le plus ravissant des tableaux dont la touche finale était la parure d’émeraudes et de diamants de sa tante Claire...
Son invitation déchaîna le tollé :
— Où avez-vous vu un époux danser avec sa femme ? protesta le jeune vicomte de Maulevrier...
— Cela ne se fait pas à la Cour ! Renchérit un autre.
— C’est du dernier bourgeois ! Lança un troisième.
La moutarde monta au nez de Saint-Forgeat :
— Et si moi je veux danser avec elle ? Cela me regarde plus que vous, je pense ? Allons, Messieurs, écartez-vous !