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Et sans accepter d’en entendre davantage, il prit par la main une Charlotte qui, pour une fois, commençait à s’amuser et l’emmena prendre place dans le menuet qui débutait.

Pendant un moment ils se plièrent en silence aux mouvements lents et gracieux soutenus par la musique et Charlotte s’aperçut que c’était un plaisir d’avoir Saint-Forgeat comme partenaire. Mais cela ne dura pas. Alors que le jeu savant des pas les rapprochait à se toucher, elle entendit :

—    Vous m’aviez caché ce bijou !

—    Quoi donc ?

—    Cette magnifique chose que vous avez autour du cou et aux oreilles ! Plus je la regarde et plus elle m’émerveille et...

Elle faillit manquer le mouvement suivant :

—    C’est la raison pour laquelle vous m’avez invitée, souffla-t-elle, abasourdie.

—    Evidemment ! fit-il avec une candeur désarmante. Il est plus aisé d’admirer ainsi, sans un tas de gens agglutinés sur vous ! Vous avez donc retrouvé les fameuses pierres envolées? Ce qui signifie que vous avez aussi récupéré l’œil de... je n’arriverai jamais à me rappeler ce nom barbare.

Dans deux secondes, il allait se mettre à délirer. Elle coupa court :

—    Cessez de vous raconter des légendes, Adhémar ! Cette parure me vient de ma tante de Brécourt et je n’en ai hérité que récemment.

—    De quelle façon ?

—    Son fils, mon cousin Charles, a décidé de quitter la Marine royale pour servir chez ces messieurs de l’ordre de Malte. Il me l’a apportée avant de les rejoindre.

—    Je vous croyais brouillés ?

—    Moi aussi, mais les voies de Dieu sont impénétrables. M. de Brécourt a entendu l’appel et choisi de mettre son épée à son service. Il est venu offrir ses excuses pour m’avoir jadis maltraitée. Cela représente sa repentance.

—    Il fait bon avoir des ennemis quand ils ont des remords si généreux..., soupira-t-il.

Une figure du menuet les sépara quelques instants puis Saint-Forgeat reprit :

—    Comptez-vous séjourner à Versailles encore longtemps ?

—    Non. Une semaine peut-être. Madame attend aux environs de la mi-janvier des parents venus d’Allemagne. Je pourrai m’éloigner sans trop lui manquer. Pourquoi cette question ?

—    J’aimerais rentrer avec vous !

—    Vous vous sentez souffrant ? demanda-t-elle plus inquiète pour sa tranquillité que pour lui.

—    Non, j’ai seulement envie de calme. Nos princes vont réintégrer le Palais-Royal où je me sens un peu à l’étroit ! Et on mange si bien chez vous !

À défaut d’une grande élévation de pensée, ce propos avait au moins l’avantage de la franchise Quoique...

Ils s’écartèrent pour la révérence finale et Charlotte remit à plus tard d’éclaircir le soupçon qui lui venait.

L’année aussi s’achevait au milieu des acclamations et des vœux. On se précipita aux fenêtres pour admirer le feu d’artifice que l’on tirait sur la perspective des jardins d’eaux et du Grand Canal. Les deux époux se séparèrent... Et ce soir-là, Charlotte ne revit pas Saint-Forgeat.

Le lendemain, ce fut la cérémonie des vœux du Roi où la famille royale échangea des cadeaux. Mme de Montespan se tailla la part du lion en offrant au père de ses enfants le livre le plus somptueux qui se puisse voir. C’était, relié en or enrichi de motifs de pierres précieuses, un volume contenant les vues en miniature des villes de Hollande conquises en 1672, le commentaire étant assuré par Racine et Boileau. Le tout avait coûté quatre mille pistoles et l’on se récria à l’envi sur la beauté de cet ouvrage que le Roi reçut avec un vif plaisir. La fastueuse favorite fût ce jour-là le centre de tous les compliments et l’on pût croire un moment que son ancienne gloire allait renaître... Mais les temps avaient décidément changé.

Quelques jours après, le palais retentissait de la plus violente colère qu’eût jamais exprimée Mme de Montespan. Sous un prétexte fumeux, on lui échangeait son magnifique appartement contre l’ancien appartement des bains que l’on venait de transformer. Malheureusement plus petit et situé au-dessous de celui qu’on lui enlevait. Les échos s’éteignirent vite d’ailleurs : ulcérée, la marquise commanda sa voiture et partit pour Clagny...

—    J’ai bien peur, commenta Madame, que ce soit le premier pas vers l’éloignement, sinon la disgrâce que la vieille ordure lui a préparée de longue main...

—    Cela me paraît difficile d’aller jusqu’à cette extrémité, protesta Charlotte. Le Roi ne peut chasser la mère d’enfants qu’il chérit tant ?

—    Mais qui, sachant de quel côté leur tartine est beurrée, lui préfèrent de loin leur ancienne gouvernante. Seul le dernier, le petit comte de Toulouse, lui est attaché parce qu’il est resté près d’elle. Je redoute que les autres ne soient que d’affreux petits hypocrites. C’est une vraie chance, croyez-moi, que la Dauphine soit prolifique. Cela évitera aux Français la honte de voir un duc du Maine, boiteux et méchant, sur le trône. Voyez-vous, Charlotte, on ne m’ôtera pas de l’idée que la mort de la Reine a sonné le glas des jours heureux.

—    Il est certain que c’est une perte immense...

—    Pis encore : c’est une catastrophe ! Oh, certes, le soleil royal semble rayonner sur toute l’Europe mais regardez où nous en sommes ! La Reine était pieuse mais pas bigote et c’est ce que sont en train de devenir le Roi et une Cour où il ne faut surtout pas oublier de faire ses Pâques ostensiblement si l’on ne veut pas être mal vu. Regardez où j’en suis moi parce que j’aimais un peu trop le rire et les plaisanteries ? En quasi-disgrâce alors que l’on fait grand cas de ces monstres que sont le chevalier de Lorraine et ses amis qui ont au moins sur la conscience la mort de Madame Henriette d’Angleterre ? Regardez où en est la France dont on a décidé tout à coup qu’elle serait catholique ou ne serait pas ! Regardez ce que subissent les protestants du Midi que l’on n’ose pas encore massacrer mais qui sont soumis aux pires sévices. Il m’est même revenu que le Roi songerait à révoquer l’édit de Nantes signé par le roi Henri IV, son grand-père. Auquel cas ceux qui refuseront de se plier devront s’enfuir pour éviter l’extermination ou les galères ! Et quand je pense que celle qui pousse à cette ignominie est née dans la religion réformée ! Alors ne me demandez pas pourquoi je la hais !... Cela signifie qu’un jour la guerre éclatera entre la France et mon pays natal. Et moi j’en crierai de douleur dans l’isolement où l’on m’aura laissée !

Il y avait des larmes dans ses yeux. Emue, Charlotte vint s’agenouiller auprès d’elle :

—    Jamais Madame ne sera seule et si néfaste que soit le chevalier de Lorraine, il ne pourra lui enlever l’amour de ses enfants à elle ni la respectueuse affection de ses amis au premier rang desquels est Madame la Dauphine. Jamais Maintenon ne portera la couronne et quand le Roi s’éteindra - c’est le sort commun et il n’est plus si jeune ! - c’est elle qui deviendra notre reine. Maintenon et les bâtards disparaîtront alors comme un mauvais rêve... et Madame retrouvera sa joie de vivre !

Au risque de bousculer sa coiffure, la princesse attira Charlotte contre elle pour l’embrasser :

—    Tant que j’aurai près de moi des gens de votre qualité, je ne pourrai être complètement malheureuse. Mais maintenant, je ne dois songer qu’à recevoir convenablement ceux qui vont arriver d’au-delà du Rhin. Quant à vous, je vous libère mais n’oubliez pas de revenir !

Le lendemain, Charlotte quittait Versailles pour rentrer à Saint-Germain, profitant lâchement de ce que Monsieur et ses « confrères » étaient partis festoyer une semaine à Fromont chez Philippe de Lorraine. Elle n'ignorait pas que son époux désirait faire un nouveau séjour chez elle, qu’il déclarait « le plus agréable du monde en hiver» et, très probablement, elle le verrait accourir un jour prochain, mais au moins elle allait pouvoir s’accorder un répit et retrouver sa maisonnée l’esprit libre.