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—    Que t’arrive-t-il ? Tu es malade ? Tu sembles ne te soutenir qu’à peine.

—    Non, je ne suis pas malade, mais Adhémar de Saint-Forgeat vient d’être tué en duel et je suis la cause indirecte de sa mort !

—    Saint-Forgeat ? En duel ? Mais ça n’a pas de sens ! Je n’imaginais même pas qu’il sût tenir une rapière !

—    Cela prouve seulement que l’on ne sait jamais ce que cachent un visage ou un comportement. Et le comble, c’est que c’est lui le provocateur ! Vous n’auriez pas quelque chose à boire ?

—    Bien sûr que si ! Tu sais où ça se trouve, alors sers-toi ! Et puis raconte !

Alban avala d’un trait un verre d’eau-de-vie, déballa son histoire et conclut :

—    J’ai laissé Jacquemin et Dubois s’occuper des clients de la Fosse aux Lions et je vous ai ramené la fine fleur des amis de Monsieur. Je dois dire que, pour une fois, ils ont fait preuve d’une certaine... docilité. Ce qui peut étonner de la part du chevalier de Lorraine, mais je pense sincèrement que ce drame l’a touché ainsi d’ailleurs que le marquis d’Effiat...

—    Tu as bien fait ! C’est au Roi qu’il me faudra rendre compte et je veux savoir en quelles dispositions sont ces jolis messieurs. Que cette tragédie les mettent mal à l’aise n’en est que préférable. Je leur ferai entendre raison plus facilement. Vois-tu, je désire surtout limiter le scandale - inévitable - que cette mort va déclencher. L’étrange disparition de Mme de Saint-Forgeat n’est sûrement pas effacée de l’esprit des courtisans. Dieu sait ce que va en dire la Maintenon !

—    Que pouvez-vous faire ?

—    Voir Monsieur. Cet homme était à lui, c’est donc à lui de s’exprimer. Lorraine et les autres l’auront vu avant moi, je le sais, mais c’est mon devoir.

—    Et... le Roi ?

—    On ne le dérange pour un banal duel ! Il en sera averti assez tôt... et la Maintenon aussi !

Il y eut un silence puis Alban demanda, presque inaudible:

—    Et... elle ?

—    Tu veux dire Mme de Saint-Forgeat ? Je la verrai à la remise du corps de son époux chez elle. Ce qui sera sans doute décidé puisqu’il a perdu au jeu la totalité de ses terres.

—    Il doit lui rester une chapelle où sont inhumés les siens ? Il s’y trouverait davantage à sa place qu’à Saint-Germain dans la chapelle des Fontenac...

La Reynie fit face à son commissaire pour le  regarder sous le nez :

—    En quoi cela te regarde-t-il ? Ce pauvre garçon est mort, tu ne veux tout de même pas lui refuser une sépulture convenable ?

—    Oh moi, je ne lui refuse rien. J’y aurais mauvaise grâce... et peut-être aussi mauvaise conscience! ... Mais permettez que j’en revienne à mon premier propos. Quand pensez-vous prévenir sa... veuve ?

—    Pourquoi ne t’en chargerais-tu pas ? Puisque tu es la cause directe de cette mort, ce serait l’occasion de lui demander pardon.

—    Que je...

—    Oui, que tu..., s’emporta soudain La Reynie. Prétends-tu rester ici toute la journée à danser d’un pied sur l’autre ? Tu y vas ou dois-je envoyer Desgrez ?

—    Ne vous fâchez pas, je partirai dès le lever du jour.

—    Bien... mais pas de confidences superfétatoires ! Si elle demande la raison du duel, tu n’en sais rien. Je me charge de le lui apprendre lorsque je lui rapporterai la dépouille ! C’est bien compris ?

—    Oui, monsieur. C’est compris !

Ayant dit, Alban salua et sortit.

CHAPITRE XI

JOURS DE COLÈRE

Tandis qu’au galop de son cheval il filait vers Saint-Germain dans un petit matin brumeux annonçant l’automne, Alban essayait de mettre de l’ordre dans ses idées mais surtout il se reprochait de ne pas avoir refusé catégoriquement la mauvaise commission qu’on lui donnait. Il aurait dû la laisser à Desgrez qui n’étant engagé en rien dans l’affaire aurait délivré son message sans états d’âme. Mais lui, Alban, qu’allait-il faire là-bas ? Annoncer à la femme qu’il aimait qu’elle était veuve en précisant qu’il était responsable de cette mort presque autant que celui qui avait embroché Saint-Forgeat ? Il se doutait bien qu’elle n’en éprouverait pas une peine extrême - encore qu’avec les femmes on ne soit jamais sûr de rien ! -, mais elle poserait des questions. Elle voudrait connaître la raison qui avait transformé un garçon pacifique en fou furieux. Or, cette raison La Reynie se la réservait alors qu’il brûlait de la lui jeter à la figure, de la brutaliser au besoin mais de lui arracher la vérité sur ce séjour bizarre chez Louvois et dont le bruit mettait si longtemps à s’éteindre. Quels avaient été les rapports du ministre boiteux et de Charlotte ? Nul n’ignorait son appétit pour les filles jeunes et belles et il aurait traité celle-là paternellement ? C’était déjà difficile à avaler, mais il y avait la perfide petite phrase : « C’est juste s’il lui permettait de se rhabiller durant ses absences mais elle était si bien faite »... Celle-là lui faisait voir rouge parce qu’il imaginait nettement la scène : Charlotte, légèrement vêtue de voiles d’une transparence telle qu’un valet avait pu apprécier les charmes de son corps, attendant le retour de son vainqueur mollement étendue parmi les coussins soyeux d’un lit de repos. Sans oublier les images trop précises de ces nuits pendant lesquelles lui-même se rongeait les sangs en essayant de deviner quel pouvait être le sort qu’on lui avait réservé... Jamais il n’avait été aussi malheureux et quand se profilèrent, posés sur leur plateau, le château, les murailles, les arbres et les maisons de la ville royale, il dut lutter violemment contre l’envie de tourner bride et de laisser La Reynie faire ses désagréables commissions tout seul ! Lui se sentait capable d'étrangler la jeune femme.

Il s’arrêta au bord du chemin près d’une fontaine, fit boire son cheval et plongea son visage dans l’eau froide. Il se sentait la tête en feu et la fraîcheur le soulagea. Mais il n’en regretta pas moins de ne pas avoir emporté sa pipe. Il s’était mis au « pétun » depuis quelques mois seulement. Il avait découvert que cela lui permettait de se décontracter durant ses heures de méditation. Il ne fumait pas en présence de La Reynie dont les ordres sur ce point étaient intransigeants : atta-chée aux vêtements, l’odeur pouvait être désagréable à ceux qu’un policier était appelé à rencontrer et qui n’étaient pas forcément des truands ou des filles de bourdeaux.

La halte cependant le rasséréna en lui soufflant une idée simple : il allait se rendre à l’hôtel de Fontenac aussi discrètement que possible, il demanderait son amie Mlle Léonie et la chargerait du message, après quoi il réenfourcherait sa monture et prendrait dare-dare le chemin du retour ! Ainsi conforté, il poursuivit sa route qui d’ailleurs arrivait à son terme : le pont sur la Seine était à proximité...

En pénétrant dans Saint-Germain au milieu de l’ani-mation des jours de marché, il pensa un instant à aller d’abord à l’auberge du Bon Roy Henry se revigorer d’une boisson chaude et de tartines de beurre. Mais il était trop honnête envers lui-même pour ne pas reconnaître que ce n’était là qu’un moyen dilatoire de retarder d’autant une visite qui l’effrayait... Au fond, plus tôt il se présenterait et plus grandes seraient ses chances de rencontrer subrepticement Mlle Léonie: elle reviendrait de la messe du matin... et nulle ne serait plus apte à annoncer la triste nouvelle.

Cette fois il se hâta. Sept heures sonnaient aux églises de la ville quand il remonta la rue. La chance était avec lui : il approchait de la maison quand il vit celle qu’il cherchait redescendre tranquillement, son missel à la main. Aussitôt il sauta à terre, passa la bride de son cheval sous son bras et rejoignit la vieille demoiselle :