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—    Mais évidemment je la sais ! Mais je ne vous en révélerai rien parce que vous ne la méritez pas !

—    Par grâce ! Vous ne voyez donc pas que je souffre !

—    Mon Dieu non ! J’ai déjà vu des martyrs avec des mines plus pitoyables ! A propos avez-vous fait part à M. de La Reynie de votre « dégoût » ?

—    Non, bien sûr !

—    Vous devriez. Rien que pour savoir ce qu’il en dira !

Et elle remonta la rue en trottinant. Il n’osa pas la suivre, reprit sa monture et le chemin de Paris. Pour la première fois de sa vie il se sentait mal à l’aise au point de se faire honte. Le mépris non déguisé de Mlle Léonie l’avait atteint au vif justement parce qu’il venait d’elle. Ce n’était pas l’une de ces vieilles filles aigries, confites dans le bénitier, n’accordant aucune indulgence à leurs prochains qu’elles avaient tendance à jalouser et ne voyant la vie que par le petit bout de la lorgnette. Elle, elle était à l’opposé ! En dépit d’une existence difficile qui ne lui avait pas fait de cadeaux, elle gardait une vision sereine du monde, teintée parfois d’un humour ravageur mais dont elle savait extraire le meilleur pour s’en réjouir et le pire pour le prendre à bras-le-corps ! Oui, son opinion était primordiale aux yeux du jeune policier et la façon dont elle venait de le traiter le désolait. Cependant, il y voyait une injustice : que pouvait-elle savoir des réactions d’un homme de trente ans sain et vigoureux qui, après quelques aventures amoureuses, s’était trouvé soudain confronté au véritable amour ? Imaginait-elle seulement ce que signifiait adorer une jeune fille, pure et ravissante, de la mettre sur un piédestal et d’apprendre que son nom souligné de descriptions salaces courait les cabarets ? Non, elle ne pouvait même pas imaginer la fureur dévastatrice qu’il ressentait. Cent fois, mille fois plus cruelle que l’annonce d’un mariage dont il était connu qu’il ne pouvait être que blanc. Dieu sait cependant ce qu’il en avait souffert ! ... Quant à ce pauvre Saint-Forgeat, ce gracieux damoiseau sans consistance, il lui rendait à présent l’hommage dû à un homme d’honneur. Lui non plus n’avait pas supporté que Charlotte soit flétrie mais il en était mort. Et cela par sa faute à lui !

Eût-il d’ailleurs été à la Fosse aux Lions qu’il eût sans doute abattu Laissac sans forme de procès et qu’à cette heure il serait peut-être en route pour la potence !

 Ce qu’il ignorait c’est que Charlotte l’avait vu rejoindre sa cousine. Elle-même s’apprêtait à sortir de la maison pour prendre des nouvelles de sa voisine, Mme de Château-Landon, une jeune veuve peu fortunée qui venait d’avoir un accident. En ouvrant la porte secondaire, elle avait vu Alban aborder Léonie puis redescendre en sa compagnie jusqu’à la vieille muraille et s’arrêter pour une discussion qui semblait singulièrement animée. Naturellement, elle n’avait rien compris à cette pantomime et hésitait à s’en mêler quand lle avait vu Léonie revenir, visiblement furieuse, et son interlocuteur la regarder s’éloigner d'un air consterné.

Elle l’attendit donc derrière la porte et quand celle-ci s’ouvrit elles se trouvèrent face à face :

—    Tiens, Charlotte ! Vous sortiez ?

—    Oui, mais vous ayant aperçue en conversation avec M. Delalande, j’ai préféré vous attendre. Cela paraissait passionnant vu de loin mais à quoi jouiez-vous ?

—    À un jeu fort peu amusant, je le crains ! Le commissaire venait apporter une très mauvaise nouvelle et ne savait pas trop comment s’y prendre.

—    Alors vous vous en êtes chargée. Sans plaisir si j'en juge votre mine. Voyons cette nouvelle !

— Peut-être devriez-vous vous asseoir ? suggéra Mlle Léonie soudain radoucie.

L’œil inquiet, Charlotte alla s’asseoir sur les mar-ches du perron :

— Elle est si mauvaise que cela ?

—Je sais qu’elle va vous toucher, Charlotte. Ce pauvre Saint-Forgeat est mort cette nuit.

—    Mort? ... Cette nuit? Mais de quoi? Un accident...

—    Non. Un duel ! Son adversaire a profité d’un instant d’inattention et l’a occis net...

Une cheminée se détachant du toit pour lui choir sur la tête n’aurait pas stupéfié davantage la jeune femme ;

—    Un duel ? Adhémar ?... Mais c’est aberrant !

Sentant venir la question inévitable, Léonie se hâta d’enchaîner :

—    C’était l’objet de la visite de M. Delalande et si j’ai dit qu’il ne savait comment s’y prendre c’est parce qu’il a été la cause indirecte de ce malheur. Cette nuit, en passant place Royale, il a constaté que deux hommes se battaient et il leur a aussitôt intimé l’ordre de remettre l’épée au fourreau au nom du Roi. Notre Adhémar, qui lui tournait le dos, s’est retourné instinctivement et l’autre en a profité.

Sous le choc, Charlotte sentit les larmes lui monter aux yeux :

—    Mon Dieu! Mais c’est affreux! Mon pauvre petit époux de papier ! Mais qui a pu ?

—    Un certain Laissac, officier de chevau-légers qui lui était totalement inconnu. Avec le chevalier de Lorraine, M. d’Effiat et deux ou trois compères, Saint-Forgeât festoyait dans un cabaret réputé rue du Pas-de-la-Mule. Ces messieurs ont bien ripaillé, bien bu, le ton est monté, s’empressa d’ajouter Mlle Léonie devenue volubile. D’un mot en est venu un autre et vous savez comment cela se passe quand la tête est chaude après trop de libations ?

—    Comme je n’en ai pas encore fait l’expérience, je peux seulement imaginer. Voilà donc la raison de la bizarre attitude de M. Delalande ? Il se sent responsable ?

—    Eh oui ! Il ne faisait pourtant que son devoir et, en débouchant sur la place Royale il ignorait l’identité de ces gens en train de violer de façon si criante les édits royaux. Quoi qu’il en soit, se dépêcha-t-elle de préciser pour endiguer la question tant redoutée, M. de La Reynie viendra demain : d’abord pour vous remettre le corps afin de lui rendre l’hommage qui lui est dû, ensuite pour vous apprendre tout ce que vous souhaitez savoir... Vous alliez chez Mme de Château-Landon ?

Charlotte se leva et ramassa le panier qu’elle avait préparé :

— Oui et il faut que je me presse. Elle doit m’attendre.

—    Alors, allez vite ! Moi je retourne à l’église examiner avec M. l’archiprêtre les dispositions à prendre et en rentrant vous me permettrez de donner des ordres pour que l’on mette la maison en deuil et que l’on prépare le retour - fugitif hélas ! - de ce malheureux garçon. Je suis rompue à ce genre de cérémonie, ce qui n’est pas votre cas. Occupez-vous seulement de vos vêtements. Ma pauvre Charlotte, vous voilà condamnée au noir pour un bon bout de temps !

—    Je lui dois bien cela. Vous savez Léonie, je crois, tout compte fait, que j’avais pour lui plus d’affection que je ne le pensais. Un peu comme s’il avait été mon frère...

Quand Adhémar de Saint-Forgeat revint à l’hôtel de Fontenac pour son dernier séjour, la maison était prête pour le recevoir. Les volets étaient clos. On avait descendu des coffres du grenier les ornements funèbres qui répandaient une exotique odeur de poivre à laquelle on s’habituait assez facilement même si, par moments, un éternuement se faisait entendre. Dans le salon de réception était disposé, sous un dais noir et argent, une sorte de catafalque entouré de porte-cierges fournis par la paroisse ainsi que les hautes chandelles de cire blanche et l’eau bénite versée dans un petit seau d’argent où trempait une branchette de buis destinée à servir de goupillon.

De son côté, Monsieur avait été vraiment princier en renvoyant son jeune compagnon de fête dans un coûteux cercueil d’acajou ornementé d’argent massif. Le fourgon mortuaire était arrivé escorté d’un peloton de ses gardes et les deux frères La Jumellière étaient chargés de présenter ses condoléances à Charlotte et de lui dire que Monseigneur maîtriserait la douleur causée par la perte d’un si bon ami en assistant, le surlendemain, à ses funérailles. Ils lui remirent aussi une lettre de Madame. Une de ces lettres affectueuses qu’elle seule savait écrire parce qu’elle y mettait tout son cœur. Naturellement, tout Saint-Germain était dans la rue.