Il n’en fallut pas moins, compressés tels harengs en caque et par une chaleur de four, subir jusqu’au bout la majestueuse célébration considérablement rallongée par l’interminable sermon de Bossuet. Le tout dans une position inconfortable bien qu’ils ne fussent pas plus épais l’un que l’autre et pas plus grands. Mlle Léonie s’assit sur le banc étroit et M. Isidore sur le plancher...
Quand enfin le cercueil eut été descendu dans la crypte et que le roi d’armes eut proclamé : « La Reine est morte, la Reine est morte, la Reine est morte. Priez Dieu pour son âme ! », La basilique commença de se vider suivant l’ordre protocolaire mais avec une certaine presse, chacun et chacune ayant hâte de retrouver son carrosse et d’aller souper. Les deux complices sortirent de leur cachette en frottant leurs genoux et leurs dos ankylosés. Mlle Léonie était sombre : l’incroyable absence de Louis XIV aux obsèques de son épouse et celle, inquiétante, d’une jeune femme à qui la reconnaissance faisait un devoir de suivre jusqu’au bout celle qui l’avait sauvée, ouvraient la porte aux pires conjectures. Se pouvait-il qu’Alban eût raison, que pour une fois la jalousie se montrât clairvoyante et que ces deux-là fussent en train de filer le parfait amour sous les beaux ombrages de Fontainebleau ?
— C’est aussi impensable que scandaleux ! Fulmina-t-elle, achevant sa pensée à voix haute.
— On dirait que nous pensons la même chose ! ajouta M. Isidore d’une voix flûtée. Même si c’est un sacrilège d’imaginer notre Sire et cette charmante enfant en train de batifoler ensemble tandis que l’on porte la Reine en terre, on ne peut qu’être obligés de s’y arrêter ! Toute la famille royale était présente : le Dauphin et la Dauphine, Monsieur et Madame, la Grande Mademoiselle, l’ensemble des princes, des princesses, les anciennes maîtresses du Roi - Montespan en tête ! -, les dignitaires, sans compter les cours souveraines, l’Université, que sais-je encore !
— Un instant ! Coupa la vieille demoiselle. Laissez-moi réfléchir !
— A quoi mon Dieu ?
— Laissez, vous dis-je !
On marcha donc un moment en silence et l’on était presque arrivé à la voiture quand elle s’arrêta au milieu de la rue :
— Il manquait quelqu’un d’autre !
— Qui ?
— Mme de Maintenon pardi ! J’ai habité Saint-Germain suffisamment longtemps pour l’avoir aperçue à maintes reprises. Et je suis formelle : elle aurait dû se trouver à son rang parmi les dames de la Dauphine dont elle est seconde dame d’atour... et elle brillait par son absence !
— Il est certain qu’elle aurait dû y assister, mais je serais curieux de savoir ce qui vous trotte par la tête ? Si elles sont toutes les deux à Fontainebleau, il me paraît difficile que notre Sire écoute les conseils de vertu de l’une sans hésiter à s’attaquer à celle de l’autre ?
Mlle Léonie devint rouge vif :
— Voulez-vous bien vous taire ? On ne plaisante pas avec l’honneur d’une jeune femme !
— Je ne plaisante pas : j’essaie de comprendre !
— Moi aussi, mais nous faisons peut-être assaut d’imagination ? La Maintenon n’est plus de première fraîcheur et il se peut qu’elle soit tout bêtement souffrante ? La chaleur est étouffante, le temps tourne même à l’orage...
— Tst, tst, tst !.... Vous ne connaissez rien aux femmes et surtout à celle-là ! Si le Roi avait été là, elle l’y aurait suivi, agonisante ou pas ! Quoique je ne fréquente pas la Cour, je lis les gazettes, je me rends dans certains cabarets et je me tiens au courant...
— La débauche à présent ? Il ne manquait plus que cela!
Une grimace moqueuse plissa la figure de Sainfoin du Bouloy, rapprochant son long nez de son menton. Il ricana :
— Ma chère demoiselle, vous ne me ferez pas accroire qu’un ou deux verres de vin ou d’eau-de-vie sifflés au cabaret vous offusquent ? Ce n’est pas plus répréhensible qu’à la maison, c’est plus amusant et on y entend des choses ! Alors que faisons-nous maintenant ?
— On rentre rue Beautreillis, évidemment ! Pourtant... il me vient une idée.
— Elle viendra encore mieux si vous me l’exposez ! fit-il, encourageant.
— Si j’allais demander audience à Madame la duchesse d’Orléans ? Charlotte a été plusieurs années à son service et elle était amie de la Reine. Vous avez vu comme elle pleurait tout à l’heure ? En outre, je suis fille noble ! ajouta Mlle Léonie en se rengorgeant. Elle peut me recevoir sans déchoir !
— Même sans ça elle vous recevrait. C’est la meilleure personne du monde et de toutes les princesses la plus accessible. On va passer par le Palais-Royal pour savoir si elle y est !
— Et si elle n’y est pas ?
— Nous irons manger un morceau dans une bonne auberge - vous noterez que je n’ai pas dit un cabaret ?
— Et ensuite je vous conduirai à Saint-Cloud, mais je ne vous cache pas que je préférerais Paris.
— Pourquoi ?
— Parce que Madame comme Monsieur, d’ailleurs ! Y sont toujours disposés à écouter les gens d’une capitale dont ils se sentent d’autant plus proches que le Roi a tendance à les dédaigner.
Le plus difficile fut de retrouver la voiture. Non seulement la basilique mais la ville et même ses entours débordaient d’une foule à laquelle la longueur de la cérémonie avait largement laissé le temps de s’assembler pour aller dire une prière. Finalement ce fut Fromentin qui les récupéra après avoir rangé le véhicule dans une impasse. Il s’était hissé sur une borne de coin de rue pour leur faire signe.
Mlle Léonie se laissa tomber sur les coussins en exhalant un soupir de soulagement. Pourtant ils n’étaient pas encore au bout de leurs peines. Sortir de cette foule représentait un exploit et il était près de onze heures du soir quand ils revirent la rue Beautreillis.
CHAPITRE II
UNE MORT SUSPECTE
Une sérieuse déception attendait Mlle Léonie en se rendant, le lendemain, au Palais-Royal. Madame et Monsieur étaient partis non pour Saint-Cloud, ce qui eût été demi-mal, mais pour leur château de Villers-Cotterêts dont la belle forêt était l’un des terrains de chasse préférés de la princesse. Et c’était un peu loin pour elle... D’autant qu’ensuite ils devaient se rendre à Fontainebleau. Il allait falloir encore attendre !
Soucieuse, elle revenait vers la voiture obligeamment prêtée par M. Isidore quand elle aperçut son logeur. Debout près d’une grille du palais, Alban discutait sur un mode animé avec son chef, M. de La Reynie. Dans Paris où il était redouté, le lieutenant général de Police passait pour l’homme le mieux renseigné de France et la vieille demoiselle sentit soudain l’envie de bavarder avec un magistrat dont elle connaissait les capacités. Malheureusement, la présence d’Alban, à qui elle avait juré de ne plus prononcer devant lui le nom de Charlotte, l’en empêcha. Or, peut-être parce qu’elle aimait bien son hôte et appréciait la nouvelle chance qu’il lui avait offerte, elle n’osa pas transgresser son interdit d’aussi éclatante façon. Évidemment, elle pouvait se faire conduire au Grand Châtelet et demander une entrevue, mais qui pouvait savoir si le jeune homme ne serait pas là aussi ? Auquel cas c’en serait peut-être fait d’une belle amitié.
Elle était remontée en voiture et restait à regarder les deux hommes sans bouger quand Fromentin, qui n’avait pas quitté son siège, se pencha :
— Qu’est-ce qu’on fait, Mademoiselle ?