— Je croyais que vous aimiez aussi être chez moi ?
— Madame n’en doute pas, j’espère? Mais dès l’instant où je risque d’être pour elle un sujet de discorde familiale, je m’en voudrais de lui causer le moindre tort. Savoir qu’elle me garde un peu d’amitié...
— Vous pouvez dire de l’affection !
— ... est tout ce qui m’importe.
Quelques instants plus tard, au milieu des révérences de la maison rassemblée, Madame rejoignait son carrosse.
— J’aurais pourtant préféré vous emmener avec moi ! Soupira-t-elle en tendant sa main à Charlotte. On part demain pour Fontainebleau.
— Voilà qui devrait faire plaisir à Votre Altesse puisque le Roi y va surtout pour chasser. Elle a toujours aimé y aller !
— Sans doute ! Mais cette fois-ci, j’ai de mauvais pressentiments. J’ai peur que le gibier ne soit d’une nature inhabituelle...
L’intuition de Madame jointe aux échos dont elle avait déjà fait état ne la trompaient pas : le vendredi 19 octobre à Fontainebleau, le Roi, poussé depuis plusieurs mois par son confesseur, le père de la Chaise, son ministre Louvois, son chancelier Le Tellier - père de Louvois ! - et son épouse morganatique, signait la révocation de l’édit de Nantes élaboré par Henri IV en 1598 et de l’édit de Nîmes, œuvre de Louis XIII et du cardinal de Richelieu en 1629. On fit en sorte que le nouvel édit de Fontainebleau soit diffusé de par le royaume dès les dimanches et lundi suivants. Louvois se faisait fort de « convertir » en six mois1 600 000 personnes et, pour commencer, on décréta que tous les temples devaient être abattus.
Quant à Madame, il lui fut défendu de se livrer au moindre commentaire ayant trait à la religion dans sa vaste correspondance... Elle se le tint pour dit et c’est seulement treize ans après, en mai 1698, qu’elle écrivait à sa tante Sophie: « Si cette persécution avait été lancée il y a vingt-six ans lorsque j’étais encore à Heidelberg, Votre Dilection n’aurait jamais pu me persuader de devenir catholique ! » Ce qui, en quelques mots, résume bien ce qu’elle put ressentir.
Pourtant, cet événement gravissime, dont, justement, on évitait de parler - sauf sur le mode lyrique ! -dans l’entourage du Roi, n’avait pas diminué les « nouvelles à la main », les potins quotidiens dont se repaissaient les courtisans. Aussi, Louvois étant à la mode, son « aventure » ne se laissait pas oublier au contraire de ce qu’avait espéré Charlotte. Quelqu’un y veillait et ce quelqu'un n’était autre que le chevalier de Lorraine qui se considérait l’héritier spirituel de son « frère d’âme », feu Adhémar de Saint-Forgeat. Aussi promenait-il sous les ombrages jaunissants de Fontainebleau une sorte de rêverie un brin mélancolique dont Monsieur finit par s’inquiéter... et ressentir un titillement de jalousie :
— Tudieu, chevalier ! lui lança-t-il un matin où, profitant d’un rayon de soleil - plutôt avare en ce mois d’octobre ! -, tous deux se promenaient autour de l’étang des carpes. Qui aurait pu penser que tu portais ce pauvre Saint-Forgeat si haut dans ton cœur ? Depuis sa mort, tu es triste comme un bonnet de nuit !
— Monseigneur exagère toujours ! Soupira Lorraine. Certes, j’aimais ce gentil garçon qui pouvait être le plus joyeux et le plus accommodant des compagnons, mais surtout je déplore qu’il nous ait quittés dans de telles circonstances et joué sa vie pour une si mauvaise cause !
— Bah ! Il était naturel, il me semble, qu’il défende l’honneur de son nom.
— Sans doute, mais il a trop tardé. S’il avait pris les mesures qui s’imposaient quand la Montespan nous a ramené la belle Charlotte au soir de l’inauguration de la galerie des Glaces, il serait encore parmi nous !
— À quel genre de mesures fais-tu allusion ?
— Allusion ? Non ! Affirmation au contraire et péremptoire ! Comment ? Voilà une femme dont nul ne pouvait dire ce qu’elle était devenue depuis des mois, qui apparaît tout à coup la mine confite et plus ravissante que jamais en racontant une histoire à dormir debout ? On lui fait grand accueil ! On lui parle, on la congratule ! Le Roi lui-même se montre gracieux et notre Saint-Forgeat ne bronche pas, sourit d’un air niais et s’en vient rejoindre béatement ceux qui applaudissent si fort les cornes qu’elle vient de lui planter? La seule chose à faire était de l’envoyer réfléchir quelques mois... voire quelques années dans un bon couvent ! Le temps de lui remettre les idées en place et de lui apprendre comment il convient à une épouse convenable de se comporter !
— Tu oublies ce gros rustre de Louvois. Il en est coiffé à ce que j’ai entendu dire. Au point - d’après les ragots ! - d’avoir fait sentir sa colère à sa pauvre idiote d’épouse qui était subitement partie en guerre contre la nouvelle favorite et son « retiro » sylvestre.
— Je n’oublie rien. Si Saint-Forgeat m’en avait parlé, je lui aurais dit ce qu’il fallait faire et, au besoin, je l’aurais aidé.
— Et que fallait-il faire selon toi ?
— Je le répète, l’enterrer dans un couvent ou mieux encore simuler un enlèvement que l’on aurait mis sur le compte du ministre et la trucider bonnement dans un endroit tranquille mais où il aurait été possible de la retrouver sans difficulté. L’affaire du garde de la Montespan pourrait recommencer à cette différence près que, au lieu d’une femme à moitié gelée, on aurait retrouvé un cadavre complètement froid !
Monsieur poussa un cri d’effroi :
— Quelle horreur ! Je ne te savais pas à ce point barbare.
— Je ne suis pas barbare, je suis réaliste ! Cette créature ne vaut pas plus cher... et, au moins, Saint-Forgeat aurait eu un bel héritage pour se consoler !
— Quel héritage ? Quand il l’a épousée, elle n’avait que sa beauté pour dot et c’était elle qui faisait la bonne affaire!
— Oh, le paysage a changé depuis la mort tragique de Mme de Fontenac ! La fille est entrée en possession de biens au soleil appréciables... et de certain trésor occulte capable de faire rêver même vous, Monseigneur !
— Ah, bah ! Que me chantes-tu là ?
— La stricte vérité ! Saint-Forgeat, dont le père était aux Indes en même temps que M. de Fontenac, en était persuadé bien que sa femme ne cessât de lui rabâcher qu’il s’agissait d’une légende dont personne, chez elle, n’avait jamais rien su.
— Elle disait peut-être la vérité ? Qu’est-ce que c’était au juste ce trésor ?
— Des pierres précieuses évidemment ! Rubis, émeraudes, saphirs... que sais-je ? Mais surtout un énorme diamant jaune qui s’appelait l’œil de je ne me souviens plus quel dieu du pays.
Cette fois, ceux de Monsieur s’écarquillèrent et brillèrent comme des étoiles noires. Dès qu’il était question de joyaux, il devenait opaque à tout raisonnement :
— Doux Jésus ! Et notre Adhémar qui est resté sans bouger, sans tenter de mettre la main sur ces merveilles ? Un soleil miniature ! À sa place j’aurais démoli la maison pierre à pierre, brique à brique pour l’en extraire !...
Le chevalier prit un air gêné, si inhabituel chez lui qu’il lui allait fort mal :
— Monseigneur n’est pas terrassier ! Pour en revenir à Adhémar, il a fait des tentatives... courageuses, je l’avoue...
A force de s’arrondir, les yeux du prince commen-cèrent à tirer sur l’ovale :
— Tu n’essayes pas de dire que le saccage de la maison il y a quelques mois était de son fait ?....