Quelques minutes plus tard, précédés de deux gardes de la Prévôté pour leur ouvrir le chemin, le lieutenant général de Police et celle dont il avait failli causer la perte roulaient côte à côte vers les coteaux de la Seine, mais si rapide que soit leur attelage, ils ne parvinrent pas à rejoindre Alban, qui, lui, menait un train d’enfer, talonné qu’il était par les remords, la honte de s’être si lourdement trompé sur celle qu’il aimait, la colère contre son méprisable agresseur et la terreur d’arriver trop tard.
Rien n’indiquait pourtant que le danger menaçant Charlotte fût immédiat, mais la priorité d’Alban c’était de voir la jeune femme, de tomber à ses pieds en implorant son pardon de l’avoir crue capable de se donner à un Louvois et de prendre les mesures requises pour la protéger, la défendre, dût-il coucher nuit après nuit en travers de sa porte ! Jamais, sans doute, le trajet de Paris à Saint-Germain ne fut parcouru à une telle allure. Comme si l’animal avait conscience de la tempête qui ravageait son maître, ses jambes rapides dévoraient le chemin.
Enfin ce fut le pont, la rue en pente, le portail de la maison. Alban sauta à terre, agita la cloche comme s’il sonnait le tocsin, donna son nom au valet accouru, entra dans la cour et lança les rênes au garçon :
— Mme de Saint-Forgeat ! Je dois la voir sur l’instant !
— Mais c’est que Mme la comtesse...
Ce fut Mlle Léonie, attirée par le carillon frénétique, qui acheva la phrase :
— ... vient de partir. Mme de Montespan lui a envoyé sa voiture pour la ramener à Clagny où elle souhaitait lui parler en urgence. Que vous arrive-t-il ? Entrez ! On dirait que vous avez du mal à vous soutenir.
Elle lui tendait une main secourable mais, égrenant un interminable chapelet de jurons, il se laissa tomber sur les marches du perron. Il était livide. Et cette fois, elle s’affola :
— Mais enfin qu’y a-t-il? Merlin! Merlin! Apportez du cognac ! Il va se trouver mal, ma parole !
Le cœur battant la chamade, le souffle coupé, le jeune homme n’arrivait pas à répondre. Il avala si vite le verre qu’on lui apporta qu’il s’étouffa au point que les larmes jaillirent de ses yeux tandis que Léonie, vraiment effrayée, lui tapait dans le dos. Enfin il réussit à articuler :
— La... marquise est... en ce moment au Châtelet où elle s’entretient... avec M. de La Reynie...
— Quoi ?... Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
— Que... ce goujat de Louvois vient de la reprendre...
— Oh, Seigneur !
La cloche se remit à sonner de plus belle annonçant que la voiture et ses deux occupants pénétraient dans la cour. Voyant la situation, La Reynie en descendit avant qu’elle fût arrêtée. Plus pesante, Mme de Mon-tespan y mit plus de formes. Une fois renseignée, elle s’écria :
— Nous avions raison tous les deux sauf que ce démon est plus rusé encore que nous ne le pensions. Vous aviez évoqué une voiture de Madame, mais il a trouvé mieux pour me faire payer mon algarade de ce matin... Qu’allons-nous faire ?
— D’abord rentrer, proposa Mlle Léonie en s’efforçant au calme. Il commence à pleuvoir et nous faire tremper n’aidera pas Charlotte !
C’était la sagesse, mais Alban, lui, n’alla pas plus loin que le vestibule. Le coup dur encaissé, c’était le policier qui reprenait ses droits :
— On n’a pas le temps de faire salon. Je veux une description de la voiture et de ses occupants.
— Elle ressemblait à celle qui est dehors, les mêmes armes, la même livrée du cocher...
— Elle ne peut pas être à moi, intervint Mme de Montespan. Je ne possède que trois véhicules : celui-ci, le carrosse d’apparat et celui de voyage...
— La personne qui l’a examinée avec le plus d’attention, c’est Monsieur du Bouloy. Il en a fait au moins trois fois le tour tandis que je recevais la jeune femme porteuse de la lettre.
— Où est cette lettre ?
— Charlotte doit l’avoir avec elle.
— Et qui l’a portée ?
— Une suivante de Mme la marquise qui ne devait pas être une inconnue pour Charlotte : elle s’appelle Jeanne Debuis...
— Cette fille n’est plus à mon service depuis plus de trois mois, intervint Mme de Montespan. C’est une voleuse...
— On dirait qu’elle a retrouvé du service, fit Mlle Léonie. Merlin, continua-t-elle pour le maître d’hôtel qui les rejoignait, cherchez M. Isidore !
— C’est ce que je fais, Mademoiselle. Je l’ai vu sortir il y a un moment déjà... euh ! Juste avant que la voiture ne reparte et je ne l’ai pas vu rentrer...
— Où peut-il être ?
— On le cherchera plus tard, dit La Reynie. Pouvez-vous nous décrire la voiture ?
— Oh, ce n’est pas difficile, Monsieur le lieutenant général : c’est la copie fidèle de celle qui vous a amené avec Madame... même couleur bleue, même intérieur de velours gris. Quant aux armes, je suppose qu’elles sont celles de Mme la marquise...
— Encore un mot ! Coupa Alban. Par où est-elle partie? A-t-elle fait demi-tour pour reprendre la route de Paris ?
— Non. Elle s’est dirigée vers le château...
— Merci ! Il faut que je la retrouve ! Sinon...
— Sinon quoi ?
— Il faudra bien qu’il me dise où il la retient ! Gronda-t-il.
— Non, tu ne le feras pas ! Nous en reparlerons demain matin...
Mais Alban avait tourné les talons sur un vague salut dicté par l’habitude plus que par la politesse. Il rejoignit son cheval, sauta en selle et quitta l’hôtel en trombe suivi des yeux par son chef et par Mme de Montespan :
— Vous en avez beaucoup d’aussi séduisants dans votre police ? remarqua-t-elle. J’espère que Charlotte s’en est aperçue ?
— Soyez-en certaine ! Soupira Mlle Léonie. Et c’est là le drame : un grand amour que l’on ne demande qu’à partager, avec, au milieu, un fossé infranchissable...
— Sait-on jamais ?... Auriez-vous, Mademoiselle, quelque chose de chaud à m’offrir ? Je suis gelée. Monsieur de La Reynie, ma voiture est à votre disposition ! Je crois que je vais me poser ici un moment pour attendre les nouvelles... si toutefois l’on m’accepte ? Vous me renverrez mon équipage demain...
Mlle Léonie en rougit de plaisir : une soirée entière avec la célèbre Montespan, c’était à faire rêver !
Pendant des heures, Alban battit la campagne, s’arrêtant à chaque pas, interrogeant les gens dont il supposait qu’ils avaient pu remarquer l’élégance de la voiture, les chevaux ou n’importe quel autre détail, mais sa quête se solda par un échec. D’abord la nuit était tombée sur un crépuscule brumeux, en outre il faisait froid ce soir et les attardés ne songeaient qu’à rentrer chez eux. Seul un garde du château, qui battait la semelle pour se réchauffer, croyait avoir vu un carrosse tel qu’on le lui décrivait emprunter la route de Poissy... Alban partit donc dans cette direction, mais n’ayant guère de chance de repérer son gibier dans l’obscurité, il se mit à penser que ledit carrosse, son précieux fardeau déposé là où il devait le livrer, ne manquerait pas de revenir sur ses pas rejoindre Versailles et retrouver son écurie. En raison de quoi, il s’établit au premier carrefour qui était une croix forestière, descendit de cheval et s’assit dans l’herbe pour attendre, après avoir pris, au bout d’un moment, la précaution d’étendre sur l’animal la couverture qu’il portait toujours roulée à l’arçon de la selle en vue de circonstances analogues. Mais le temps fut bien le seul à passer ce soir-là : de toute la nuit, aucun véhicule ne s’aventura dans son champ de vision. À l’aube il était à moitié gelé et furieux en conséquence, les images dont il avait peuplé sa nuit de veille étant de celles qui peuvent rendre un homme fou. Quand le jour fut venu, il reprit sa recherche en suivant les traces encore fraîches d’un carrosse qui était passé là mais la terre fit place au pavé et ces traces disparurent.