Cela n’arrangea pas son humeur. Ce qu’il éprouvait pour Louvois était à présent une haine profonde, aveugle, à laquelle se joignait un écrasant sentiment d’impuissance en face d’une ruse à ce point achevée : avoir soudoyé une suivante de Mme de Montespan, avoir volé ou copié l’une de ses voitures, dans le but de l’impliquer dans la plus sordide des histoires et d’en faire l’entremetteuse de ses appétits lubriques étaient d’une infamie telle qu’il ne l’en aurait jamais cru capable. C’en était trop... La coupe débordait... Il allait le lui faire payer ! De toute façon, si quelqu’un savait où était Charlotte, ce ne pouvait être que lui. Par conséquent...
Sans plus tergiverser et sans repasser par l’hôtel de Fontenac, Alban Delalande reprit au galop le chemin de Versailles...
À Saint-Germain aussi, la nuit avait été longue. Le sort de Charlotte et l’inexplicable disparition de M. Isidore en avait meublé la majeure partie, ni l’une ni l’autre des deux femmes restées à la maison n’ayant envie d’aller se coucher. De la part de la marquise, c’était d’ailleurs une habitude souvent pénible pour ses suivantes. Quand il lui arrivait d’aller au lit à une heure décente, il lui fallait de la compagnie : musique, lecture, tout lui était bon. En outre, elle voulait sa chambre éclairée a giorno car elle détestait les ténèbres, fait étrange chez une femme dont le courage n’était plus à démontrer mais qui devait relever de ces phobies secrètes que n’importe quel être humain porte en lui sans en avoir conscience. Quant à Mlle Léonie, qui n’avait besoin que de trois ou quatre heures de sommeil, avoir pour elle seule la femme la plus passionnante de la Cour était un plaisir inespéré. C’était une aubaine dont il convenait de profiter et à peine un sujet était-il épuisé qu’elle en relançait un nouveau. Les questions s’enchaînaient : de l’enfance poitevine dans les châteaux paternels au couvent de Saintes, à l’entrée comme fille d’honneur au service de la jeune Madame Henriette, au mariage avec Montespan, enfin à la passion partagée du Roi sans oublier l’ancienne amitié avec Louise de La Vallière changée peu à peu en rivalité.
— Je ne lui voulais aucun mal et je crois même qu’au début je l’aimais bien. Si je me suis prise de sympathie pour Charlotte, c’est, je pense, à cause de cette ressemblance venue d’on ne sait où...
— Un caprice de la nature. Quelqu’un m’a dit un jour que nous avons chacun un sosie quelque part. C’est difficile à admettre en vous voyant, Madame...
— Pourquoi pas, après tout ?
Au fond, cet interminable bavardage soutenu à renfort renouvelé de pâtisseries et de vin d’Alicante servit à masquer leur inquiétude : éviter de penser à ce que Charlotte était en train de subir dans la retraite où le carrosse bleu l’avait emmenée. Léonie, en particulier, repoussait de toutes ses forces l’idée angoissante qui lui était venue que la jeune femme, désespérée d’être retombée au pouvoir de son bourreau, ne tente d’une manière ou d’une autre d’en finir avec la vie... Et ne parvienne à la trouver !
Le jour n’était pas loin de poindre quand elles allèrent enfin prendre du repos. Deux ou trois heures, pas davantage, avant qu’un vacarme n’éclate dans le vestibule, les jette à bas des lits où elles s’étaient étendues tout habillées et ne les précipite vers l’escalier qu’elles dévalèrent en trombe. Elles virent alors la cause de ce vacarme : sale à faire peur et visiblement éreinté, Isidore était affalé sur l’une des banquettes devant laquelle un valet à genoux était occupé à le déchausser. Les entendant descendre, il leva les yeux, voulut parler, n’émit qu’un son rauque, se racla la gorge et finalement lâcha :
— Je sais où elle est ! Il faut prévenir M. de La Reynie immédiatement! ... Qu’il vienne... avec du monde !
Et là-dessus il ferma les yeux, piqua du nez au risque d’aplatir Fromentin et s’évanouit tranquillement.
Un moment plus tard, confortablement calé dans son lit par trois oreillers, ses pieds enflés oints d’huile d’amande douce et douillettement enveloppés de coton, Isidore reprenait des forces à l’aide d’une tasse de chocolat et, tandis que Merlin galopait vers Paris muni d’un billet de Mme de Montespan pour le lieutenant général, il racontait comment, pris d’une inspiration soudaine en examinant la fausse voiture aux armes de la marquise et constatant que la nuit tombait, il avait eu le réflexe de s’accrocher à l’arrière du véhicule à l’endroit où se tenaient habituellement les laquais. Le gris fer de ses vêtements se fondait parfaitement avec le bleu de la caisse et il réussit à s’asseoir presque confortablement en se tenant aux ressorts...
— C’était de la folie ! Gronda Mlle Léonie. A votre âge?
— Mon âge, mon âge ! Que me chantez-vous ? Sachez qu’étant de nature nerveuse, il me reste quelques muscles et c’était tout à fait à ma portée ! La preuve...
— Laissez-le continuer ! interrompit la marquise, impatiente. Donc vous avez réussi à partir avec ces gens sans que l’on remarque votre présence ? Où êtes-vous allé de la sorte ?
— Jusqu’à une propriété au bord de la Seine, au sortir de Poissy. Quand nous sommes repartis en remontant vers le château, je pensais que l’on allait simplement faire demi-tour pour reprendre le chemin de Versailles ainsi qu’il eût été normal pour rentrer chez vous, Madame la marquise, mais il n’en a rien été. Heureusement, je connais un peu la région, quand nous étions enfants nous allions souvent, mon frère et moi, passer des vacances chez une tante qui habitait près de Poissy. Nous y allions...
— Plus tard vos souvenirs d’enfance ! La suite, je vous en supplie !
— Elle est relativement courte : nous avons traversé la forêt jusqu’au fleuve mais nous ne l’avons pas franchi. La voiture a tourné à gauche et suivi la rive jusqu’à une propriété close de murs et s’est arrêtée devant une belle grille. Comprenant que nous étions à destination, je suis descendu afin de ne pas me faire prendre et j’ai attendu. Pas longtemps d’ailleurs. Environ une demi-heure. Puis la grille s’est à nouveau ouverte devant la voiture. À cet instant j’ai hésité à reprendre ma place en pensant que nous reviendrions vers Saint-Germain, mais une nouvelle intuition m’a convaincu de n’en rien faire...
— Vous devriez ouvrir un cabinet de voyance ! Ironisa Mlle Léonie. Que d’intuitions, mon Dieu !
— ... et j’ai eu raison ! Je l’ai vu s’éloigner en suivant la Seine mais cette fois en direction du nord. Il ne me restait plus qu’à repérer les lieux de mon mieux. J’ai même accroché à la grille près du mur, dans un coin peu visible, un morceau de mon justaucorps pour être sûr de ne pas me tromper...
— Mais quand cette maudite voiture est repartie, vous êtes certain que Charlotte n’était plus dedans ? On aurait pu faire seulement une halte à Poissy avant de poursuivre vers un endroit plus écarté ?
— Non. La femme qui est venue ici la chercher était seule. Les mantelets étaient relevés alors qu’à l’aller ils avaient été tenus fermés. Quant à moi il ne me restait plus qu’une issue : rentrer à pied puisque je n’avais nul autre moyen en vue ! Vous n’imaginez pas combien le chemin m’a paru long.