— Donc énormément de monde, ce genre de distraction étant en général très prisé - et qu’il ne voyait plus Charlotte.
En se haussant sur la pointe des pieds, il pouvait espérer dominer la foule mars le condamné arrivait justement dans un tombereau entouré de gardes et il n’était pas le seul à opérer ce mouvement. Il voulut alors se frayer un passage mais le public était trop serré et, policier ou pas, il se fit rabrouer et dut se contenter de continuer à chercher des yeux. Heureusement, il s’agissait d’une banale pendaison et on pouvait espérer que cela serait vite expédié...
Charlotte, pourtant, était à proximité mais en arrivant sur la place elle avait vu l’échafaud où le bourreau et un aide s’occupaient à vérifier que la corde était en bonne place et coulissait sans problème. Une vague de terreur la submergea, lui ôtant un raisonnement sensé parce qu’elle s’était persuadée que c’était à la mort d’Alban que l’on était en train de préparer. Elle poussa un cri, tomba à genoux, les mains jointes, au risque de se faire piétiner par la populace qui affluait pour ne rien perdre du spectacle. Une matrone trébucha sur elle et faillit s’étaler. La dame manifesta aussitôt son mécontentement :
— Pouvez pas aller prier ailleurs ? Vous m’avez fait un mal de chien !
Elle l’empoigna par le bras et la remit debout de force :
— Pardonnez-moi ! Balbutia Charlotte, hypnotisée par le petit cortège du condamné qui s’approchait. C’était un homme d’une trentaine d’années, solidement bâti, brun et grand, mais qui ne ressemblait pas particulièrement à Alban. Seulement elle ne s’en rendait pas compte parce que ses larmes brouillaient ses yeux. La mégère cependant, ne s’estimait pas satisfaite :
— C’est tout ce que vous trouvez à dire ?.... Ah, je vois! C’est votre bon ami qu’on va brancher ? ... Et p’t’être bien qu’vous êtes de sa bande ? Les filles à voleurs, c’est toujours nippées comme des princesses ! T’as envie d’aller l’rejoindre ?... vociféra-t-elle en la secouant. Si c’est ça, j’vais t’aider...
— Ça suffit, la mère ! grogna leur voisin immédiat, un portefaix. Tu vois donc pas qu’elle t’entend pas?.... L’est mignonne d’ailleurs et rudement bien sapée, fit-il admiratif en palpant le manteau de Charlotte à la recherche d’une bourse sans qu’elle fît le moindre mouvement pour s’y opposer.
Le condamné était à présent près du gibet et un moine lui tendait un crucifix à baiser. Il se tenait de dos, renforçant pour la jeune femme la certitude qu’elle allait voir mourir l’homme qu’elle aimait...
Le silence se fit sur la place. Alors elle hurla :
— Non ! Non ! Par pitié !
Un grondement lui répondit. On devait se taire devant la mort. On l’eût malmenée sans doute mais son cri avait suffi à Desgrez pour la localiser. Il fonça, s’ouvrit un passage en force et envoya son poing dans la figure du portefaix toujours occupé à son exploration et qui s’écroula sans mot dire, s’empara de Charlotte pratiquement inerte mais dont les pieds accomplirent machinalement leur office, la tira hors de la foule, la fit entrer dans le cabaret À l’image de Notre-Dame à l’angle du quai, l’installa sur un banc et réclama du vin chaud à la cannelle. Assise en face de lui, Charlotte le regardait sans le voir. C’est seulement quand elle eut trempé ses lèvres dans le liquide brûlant qu’elle réagit :
— Pourquoi êtes-vous venu me chercher ? Gémit-elle.
— Pourquoi vous êtes-vous enfuie ?
— Je... je ne sais pas... je... je voulais mourir !
— Vous vouliez qu’on vous pende en compagnie de ce voleur de poules ?
— Non... Je cherchais la Seine... et j’ai vu que l’on allait encore tuer un homme...
Mais Desgrez n’avait retenu qu’un mot :
— La Seine ? Vous vouliez vraiment vous suicider ? Mais pourquoi ? À cause d’Alban ?
— Oui. Le jour où il m’a rencontrée a sûrement été le pire de sa vie. Il était heureux et je ne lui ai apporté que le malheur...
— Qu’est-ce que vous en savez ? Il vous aime et vous l’aimez ? Ce n’est déjà pas si mal et si vous voulez vous détruire, attendez au moins qu’il soit mort !
— Après ce qu’il a fait, cela ne va pas tarder...
— Mais on n’en est pas encore là. Nous autres, gens de la Police et surtout notre chef, avons peut-être notre mot à dire?
— M. de La Reynie sera impuissant. Et il n’a pas la possibilité d’intervenir justement parce qu’il est son parent et qu’il doit accomplir son devoir.
— Il vous l’a dit ?
— Sans nuances.
— Eh bien, faites comme si vous n’aviez rien entendu... et maintenant laissez-moi vous ramener au Châtelet où l’on vous attend et puis rentrez chez vous et essayez de vous reposer. On vous donnera des nouvelles...
— Vous promettez ?
François Desgrez eut un sourire en coin similaire à celui d’Alban puis, s’étant levé, vint prendre le bras de la jeune femme qu’il glissa sous le sien :
— Juré ! On ne le laissera pas mourir sans tenter l’impossible pour le tirer de là !
Dieu que c’était bon à entendre ! Charlotte sentit son cœur s’alléger et se laissa ramener sagement vers la vieille prison, mais ne remonta pas chez M. de La Reynie. Desgrez l’installa dans sa voiture et envoya un garde avertir Mlle Léonie. Celle-ci arriva peu après, s’assit auprès d’elle, prit sa main dans la sienne et lui dit :
— Vous m’avez fait peur mais je n’ai qu’à m’en prendre à moi : je n’aurais jamais dû vous permettre de m’accompagner...
— Je tenais à venir... même si je suis déçue. Je pensais trouver M. de La Reynie prêt à tout pour sauver son cousin...
— Il n’a fait qu’énoncer la lettre du Roi. Et que pouvait-il dire d’autre en pareil lieu, au siège même de sa juridiction ?
— Ne me racontez pas que vous n’espériez pas une autre réaction ? Quand nous sommes arrivées, vous étiez aussi anxieuse que moi.
— Certes, et je le suis toujours, mais ce que je voulais surtout savoir, c’est quelle punition encourt ce malheureux garçon.
— Vous l’avez entendu : que Louvois vive ou meure, il n’y a qu’une seule issue. C’est la corde destinée à n’importe quel coupe-jarret, et n’étant pas gentilhomme, il n’aura pas le droit à l’épée !.... Que serait-ce s’il avait attaqué le Roi !
— On l’aurait tiré à quatre chevaux après l’avoir soumis à la question à l’instar de Ravaillac, l’assassin d’Henri IV ! Maintenant assez sur le sujet ! Nous rentrons à Saint-Germain et vous allez vous mettre au lit.
— Jamais de la vie ! Pour y faire quoi ?
— Dormir. Vous en avez le plus grand besoin !
— Je n’arrive déjà pas à dormir la nuit !
— Justement il vous faut de l’aide. Notre cher docteur Bouvier y remédiera ! D’accord ?
— A aucun prix !
Mlle Léonie se lova plus confortablement contre les coussins de la voiture et ferma les yeux :
— Dans ce cas, je ne vous dirai pas ce que M. de La Reynie a l’intention de faire !
— Parce qu’il a tout de même l’intention de bouger ?
— Évidemment, voyons ! Ne vous a-t-il pas dit qu’il l’aimait comme s’il eût été son fils ? Alors vous me promettez deux jours de repos ?