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M. Isidore assura qu’il avait parfaitement compris, salua et quitta le Châtelet. Il était venu à pied et rentra chez lui du pas tranquille d’un badaud, ce qui était selon lui la meilleure façon de ne pas se faire remarquer. En outre, il eut beau tourner la tête de tous les côtés, il n’aperçut nulle part la haute silhouette du jeune policier. Alban n’était pas davantage au logis quand M. Isidore s’y présenta et celui-ci put restituer à son amie la partie la plus anodine de son entrevue avec La Reynie qui consistait principalement en ce qu’Alban ne sache rien de sa démarche.

—    Ça coule de source ! S’emporta Mlle Léonie. Ce que je veux savoir c’est si l’on vous a pris au sérieux ou...

—    ... pour un indiscret légèrement timbré ? Non, soyez rassurée. Il était très attentif à ce que je lui disais.

—    Et que pouvons-nous faire ?

—    Patienter !

—    Comme c’est facile !

Après le départ de son visiteur, Nicolas de La Reynie s’accorda encore quelques instants de réflexion. Il n’aimait pas cette histoire qu’à son avis on prenait un peu trop à la légère. La jeune Charlotte n’était pas du bois dont on fait les favorites. En outre, elle était bouleversée quand elle s’était précipitée à la suite du Roi. Bouleversée par quoi ? Par la mort de la Reine qui s’était déclarée si hautement sa protectrice, évidemment ! Mais que pouvait-elle avoir à dire de si urgent au Roi ? Pour oser une pareille démarche, il fallait que ce fût grave et plus encore si Louvois y avait été en tiers. Qu’avait-elle vu de si important pour avoir été aussi perturbée ? Ou aurait-elle été victime d’une imagination dûment nourrie par l’affaire des Poisons encore trop proche pour qu’on n’en parlât plus ? Lui-même avait recueilli des échos, assez naturels à la suite de la mort étonnamment rapide de la Reine. Ce qui était sûr c’était que Charlotte avait suivi le Roi en implorant une audience privée et qu’elle l’avait obtenue. La Reynie savait combien la jeune fille avait changé ces temps derniers. Elle était devenue incontestablement ravissante et le désarroi de cette beauté en pleurs - donc quelque peu en désordre ! - avait-il éveillé l’envie du Roi, le conduisant à des caresses consolantes telles que prendre la belle désolée dans ses bras d’abord puis, dans l’impossibilité d’assouvir son désir dans l’immédiat, avait-il donné à Louvois des ordres pour qu’elle fût conduite dans un lieu discret facile à rejoindre puisque lui-même quittait Versailles quelques minutes plus tard ? Ou alors... mais cela il n’osait pas y penser parce que ce serait le signe d’une telle cruauté !...

Quoi qu’il en soit, l’affaire était trouble et il fallait en avoir le cœur net ! Allant à sa table de travail, il agita la cloche qui lui servait à appeler son secrétaire. Le métal vibrait encore que celui-ci était déjà là. Au service du magistrat depuis plus de dix ans, ce subalterne réservé, incolore, d’une quarantaine d’années, savait qu’il n’était jamais bon de le faire attendre. Surtout lorsqu’il avait, comme aujourd’hui, sa tête des mauvais jours. En fait, La Reynie était perplexe.

—    À vos ordres, Monsieur ?

—    Qui se trouve à cette heure au bureau des inspecteurs?

—    M. Desgrez et M. Delalande.

—    Tous les deux ? Ma police a-t-elle décidé de se croiser les bras ?

—    Je ne le pense pas, Monsieur. Desgrez vient juste de rentrer après en avoir fini avec le tripot de la rue du Roi-de-Sicile. Quant à l’inspecteur Delalande, il... il se ronge les ongles !

—    Vraiment ?

—    Dame ! Quand on n’a rien à faire !...

—    Eh bien qu’il continue ! Je le verrai ce soir. Envoyez-moi Desgrez !

Le plus célèbre policier de Paris après La Reynie se matérialisa l’instant suivant. C’était un homme d’environ trente-cinq ans dont la belle prestance et la mine avenante plaidaient en sa faveur et avaient déjà rendu des services appréciables à son chef. Notamment dans l’affaire de la Brinvilliers qu’il était allé séduire au fond du couvent flamand où elle s’était réfugiée et qui, croyant aller vers le bonheur, s’était retrouvée quelques semaines après entre les mains du bourreau. Ce n’en était pas moins un homme plus sérieux que l’on pouvait le croire, sachant sur le bout des doigts un métier qu’il aimait et très attaché à la notion de justice. Son sang-froid était en outre à toute épreuve.

—    J’ai à vous confier, dit La Reynie, une enquête délicate qu’il va s’agir de mener avec circonspection et, surtout, sans états d’âme !

—    Si elle est tout cela c’est qu’elle est intéressante et je ne vois pas ce qu’un état d’âme aurait à y faire...

—    Le nom de la comtesse de Saint-Forgeat vous interpelle-t-il ?

Un sourire en demi-lune éclaira le visage sérieux du policier :

—    La petite Fontenac dont la tante a été assassinée, que l’on a mariée à l’un des mignons de Monsieur et que la défunte Reine avait prise sous sa protection ? Il faudrait être sourd pour ignorer son nom ! Que lui arrive-t-il ?

—    C’est ce que je veux apprendre. Elle a disparu de Versailles le jour de la mort de la Reine ! Et personne n’a l’air de savoir où elle est passée...

Et comme l’inspecteur fronçait les sourcils et ouvrait la bouche, il ajouta :

—    Asseyez-vous là et écoutez-moi ! Sans m’interrompre s’il vous plaît !

Desgrez ayant exprimé d’un geste qu’il se tiendrait coi, La Reynie rapporta fidèlement la visite de l’ancien conseiller d’ambassade sans oublier les éventualités qu’il avait avancées en guise de conclusion.

—    Si je vous ai compris, fit Desgrez, notre Sire, dont on voyait qu’il avait une attirance pour cette charmante jeune personne, aurait mis à profit son état de veuf pour se la faire mettre de côté, si j’ose dire, afin d’en jouir à son aise à l’écart des grandes oreilles de la Maintenon - et pourquoi pas à Clagny chez Mme de Montespan ? - ou alors M. de Louvois s’est arrangé pour profiter de l’aubaine... ou alors... elle a dit quelque chose qu’elle aurait dû garder pour elle et l’on s’est assuré de son silence ! Et là, ça devient diantrement... épineux!

—    Vous avez parfaitement résumé la situation. À présent il faut songer à une solution. Quelles sont vos intentions ?

—    Me rendre à Versailles, pour commencer, flâner du côté des Petites Écuries où je me suis ménagé des intelligences. Il faut partir du principe que nul n’a vu cette jeune femme sortir de chez le Roi, ce qui ne veut pas signifier qu’elle y soit encore mais qu’on l’a fait partir par une issue peu fréquentée : en l’occurrence celle qui donne sur l’une des cours intérieures. Quel que soit l’endroit où elle s’est rendue, il a fallu qu’une voiture vienne l’y chercher.

—    On a pu la dissimuler jusqu’à la nuit ?

—    Pour quoi faire ? Le départ du Roi a dû capter tous les regards, toutes les attentions, les détournant ainsi d’un attelage anonyme. Je veux savoir s’il est sorti au même moment ou après... En outre, la mort de la Reine a suscité pas mal d’agitation.

—    Elle a pu avoir pris place dans le carrosse de M. de Louvois ?

—    Si on a cherché la discrétion, il y a mieux ! C’est juste s’il ne se fait pas précéder par des trompettes tant il se veut glorieux ! N’importe comment, une visite aux Petites Écuries ne peut porter à conséquence.

—    Faites donc et revenez me rendre compte... Ah, pendant que vous baguenauderez à Versailles, tâchez de savoir où est Mme de Montespan !

En bon policier, Desgrez s’était attaché des informateurs dans les lieux les plus divers. Les belles écuries neuves - la Grande et la Petite - déployées en éventail face à l’entrée du château avaient pris naturellement le relais de celles de Saint-Germain en y adjoignant seulement du personnel supplémentaire. Mais comme elles étaient beaucoup plus vastes, il perdit du temps à retrouver l’un des deux chefs palefreniers qui se relayaient à la Petite. C’était un dénommé Riboud, qui  aimant le jeu, était en permanence plus ou moins en manque d’argent, et le policier savait se montrer généreux. Il fut donc accueilli par un large sourire. Qui s’épanouit encore davantage quand il sut de quoi il était question :