Выбрать главу

– Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses sœurs. Puisque j’ai tant d’argent, il est inutile d’emporter des hardes; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui lui étaient si chères, et partit à l’instant même sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d’être poursuivi par des gens à cheval, que le soir même il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans une ville suisse, et ne craignait plus d’être violenté sur la route solitaire par des gendarmes payés par son père. De ce lieu, il lui écrivit une belle lettre, faiblesse d’enfant qui donna de la consistance à la colère du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L’Empereur était à Paris. Là commencèrent les malheurs de Fabrice; il était parti dans la ferme intention de parler à l’Empereur: jamais il ne lui était venu à l’esprit que ce fût chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince Eugène et eût pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la cour du château des Tuileries assister aux revues passées par Napoléon; mais jamais il ne put approcher de l’Empereur. Notre héros croyait tous les Français profondément émus comme lui de l’extrême danger que courait la patrie. A la table de l’hôtel où il était descendu, il ne fit point mystère de ses projets et de son dévouement; il trouva des jeunes gens d’une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne manquèrent pas de lui voler tout l’argent qu’il possédait. Heureusement, par pure modestie, il n’avait pas parlé des diamants donnés par sa mère. Le matin où, à la suite d’une orgie, il se trouva décidément volé, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l’armée. Il ne savait rien, sinon qu’elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivé sur la frontière, qu’il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occupé à se chauffer devant une bonne cheminée, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pût lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se mêler imprudemment aux bivouacs de l’extrême frontière, sur la route de Belgique. A peine fut-il arrivé au premier bataillon placé à côté de la route, que les soldats se mirent à regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n’avait rien qui rappelât l’uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s’approcha d’un feu, et demanda l’hospitalité en payant. Les soldats se regardèrent étonnés surtout de l’idée de payer, et lui accordèrent avec bonté une place au feu; son domestique lui fit un abri. Mais, une heure après, l’adjudant du régiment passant à portée du bivouac, les soldats allèrent lui raconter l’arrivée de cet étranger parlant mal français. L’adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l’Empereur avec un accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, établi dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s’approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l’adjudant sous-officier, qu’aussitôt il changea de pensée, et se mit à interroger aussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant d’abord le plan de campagne de son interlocuteur, parla des protections qu’avait son maître, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. Aussitôt un soldat appelé par l’adjudant lui mit la main sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d’un air sévère, l’adjudant ordonna à Fabrice de le suivre sans répliquer.

Après lui avoir fait faire une bonne lieue, à pied, dans l’obscurité rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts éclairaient l’horizon, l’adjudant remit Fabrice à un officier de gendarmerie qui, d’un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchandise.

– Sont-ils bêtes, s’écria l’officier, c’est aussi trop fort!

Il fit des questions à notre héros qui parla de l’Empereur et de la liberté dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l’officier de gendarmerie fut saisi d’un rire fou.

– Parbleu! tu n’es pas trop adroit! s’écria-t-il. Il est un peu fort de café que l’on ose nous expédier des blancs-becs de ton espèce!

Et quoi que pût dire Fabrice, qui se tuait à expliquer qu’en effet il n’était pas marchand de baromètres, l’officier l’envoya à la prison de B…, petite ville du voisinage où notre héros arriva sur les trois heures du matin, outré de fureur et mort de fatigue.

Fabrice, d’abord étonné, puis furieux, ne comprenant absolument rien à ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journées dans cette misérable prison; il écrivait lettres sur lettres au commandant de la place, et c’était la femme du geôlier, belle Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n’avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli garçon, et que d’ailleurs il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir écouter les doléances du prisonnier; elle avait dit à son mari que le blanc-bec avait de l’argent, sur quoi le prudent geôlier lui avait donné carte blanche. Elle usa de la permission et reçut quelques napoléons d’or, car l’adjudant n’avait enlevé que les chevaux, et l’officier de gendarmerie n’avait rien confisqué du tout. Une après-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez éloignée. On se battait donc enfin! son cœur bondissait d’impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville; en effet un grand mouvement s’opérait, trois divisions traversaient B… Quand, sur les onze heures du soir, la femme du geôlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de coutume; puis lui prenant les mains:

– Faites-moi sortir d’ici, je jurerai sur l’honneur de revenir dans la prison dès qu’on aura cessé de se battre.

– Balivernes que tout cela! As-tu du quibus? Il parut inquiet, il ne comprenait pas le mot “quibus”. La geôlière, voyant ce mouvement, jugea que les eaux étaient basses, et, au lieu de parler de napoléons d’or comme elle l’avait résolu, elle ne parla plus que de francs.

– Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je mettrai un double napoléon sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son régiment doit filer dans la journée, il acceptera.

Le marché fut bientôt conclu. La geôlière consentit même à cacher Fabrice dans sa chambre d’où il pourrait plus facilement s’évader le lendemain matin.

Le lendemain, avant l’aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice:

– Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier: crois-moi, n’y reviens plus.

– Mais quoi! répétait Fabrice, il est donc criminel de vouloir défendre la patrie?

– Suffit. Rappelle-toi toujours que je t’ai sauvé la vie; ton cas était net, tu aurais été fusillé, mais ne le dis à personne, car tu nous ferais perdre notre place à mon mari et à moi; surtout ne répète jamais ton mauvais conte d’un gentilhomme de Milan déguisé en marchand de baromètres, c’est trop bête. Ecoute-moi bien, je vais te donner les habits d’un hussard mort avant-hier dans la prison: n’ouvre la bouche que le moins possible, mais enfin, si un maréchal des logis ou un officier t’interroge de façon à te forcer de répondre, dis que tu es resté malade chez un paysan qui t’a recueilli par charité comme tu tremblais la fièvre dans un fossé de la route. Si l’on n’est pas satisfait de cette réponse, ajoute que tu vas rejoindre ton régiment. On t’arrêtera peut-être à cause de ton accent: alors dis que tu es né en Piémont, que tu es un conscrit resté en France l’année passée, etc.