Bernard Minier
LA CHASSE
Thriller
Seule l’implacable lucidité vis-à-vis de soi-même peut donner le droit de juger les autres.
Avertissement
Il apparaîtra sans doute aux lectrices et aux lecteurs que les sept agressions au couteau en un seul week-end dans le centre-ville de Toulouse ne peuvent être qu’issues de l’imagination débordante de l’auteur. Il n’en est rien. Ces sept agressions, sans lien entre elles, en à peine plus de quarante-huit heures, ont bien eu lieu. Je les ai simplement déplacées dans le temps, puisque cela s’est passé en juin et non en octobre 2020. De même, la « lune des chasseurs » existe bel et bien, mais ceux que passionnent ces phénomènes auront constaté que je l’ai décalée d’une petite semaine pour les besoins de la fiction. Enfin, de nombreux faits, anecdotes sur la situation dans les banlieues et dans la police sont inspirés d’événements réels et de témoignages authentiques, seulement travestis pour les besoins du récit et par respect pour les personnes concernées. En revanche, l’histoire principale, celle de « la chasse », est entièrement issue de mon imagination. Car telle est la mission de l’auteur de fiction : inventer des histoires plus vraies que la réalité elle-même. Aussi, « toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé », etc.
Il ne cria pas. La bouche ouverte, il respira calmement. La pluie tombait sur lui ; elle coulait dans ses yeux, sur sa nuque, le long de son dos, sous la tenue de combat. Il sentait les mille petites coupures dues aux pointes acérées qui entraient dans sa chair, la déchiraient millimètre par millimètre. Il avait le cou, les joues, les bras et le torse emprisonnés dans le fil de fer barbelé. Son pouls battait tout contre une des pointes, qui appuyait à son tour sur sa carotide. Le lacis des pointes en acier galvanisé formait une prison redoutable.
Sans bouger, il les regarda descendre la colline. Marcher vers lui. C’est étonnant à quel point on peut avoir les idées claires dans ces moments-là. Comme quand, en Afghanistan ou dans la forêt congolaise, avec ses hommes il était cerné par des ennemis plus nombreux, drogués et prêts à mourir. Ceux qui s’approchaient n’étaient pas drogués, ni prêts à mourir, c’était leur civilisation qui se mourait. Celle qu’il avait défendue toute sa vie. Il était du mauvais côté de l’Histoire, il le savait, mais ça n’avait plus aucune espèce d’importance à présent. Il avait son destin en main – c’était le cas de le dire : il sentit les pointes s’enfonçant dans ses paumes, le sang qui gouttait… Il lui suffirait de tirer d’un coup sec et tout serait fini. À quoi pensait-il en cet instant ? Il pensa que cette époque n’était plus la sienne, de toute façon…
Pleine lune
PLEINE LUNE. Comme dans ces films de série Z qu’il affectionnait. Des histoires avec des zombies ou des vampires. Pas de vampires ici. Ni de zombies. Mais bien pire. C’était derrière lui : pas loin. Quelque part dans la forêt.
Il respirait mal sous ce truc en peau.
Il avait eu le temps d’entrevoir leurs visages, après qu’on l’eut sorti du coffre de la voiture, clignant des yeux, aveuglé par l’incendie des torches et des phares. Une fraction de seconde, pas plus. Suffisamment pour lui permettre de comprendre. Une lueur dans leurs regards lui avait dit que ce n’était pas un jeu. Ou que, si c’en était un, c’était un jeu… mortel.
Ils l’avaient laissé prendre un peu d’avance. L’obscurité peuplait la forêt. Il s’était dit qu’il avait une chance. Tu parles.
Où il se trouvait, il n’en avait pas la moindre idée. On l’avait gardé prisonnier dans un endroit qui puait le crottin, les bêtes, le cuir, où tintaient des objets métalliques derrière une porte, où il entendait les hennissements des chevaux et le choc mat des sabots frappant le sol. Il ne connaissait ce bruit que par la télé. Il n’avait jamais vu un cheval de sa vie.
Puis on l’avait enfermé dans le coffre d’une voiture grand modèle, qui sentait le neuf. Et on avait roulé, peut-être une heure, peut-être deux. Avant de le libérer au milieu de la forêt. La forêt recouvrait les collines, la nuit recouvrait la forêt, la peur recouvrait ses pensées. Sa peur avait un son – celui de sa propre respiration terrorisée et de son cœur qui battait –, elle avait une odeur – celle de sa transpiration et de cette chose puante sur sa tête –, elle avait une couleur : noir, noir de la forêt, noir de l’âme de ces hommes, noir de sa propre peau.
Courir… Sauter, grimper, tomber, repartir…
À bout de souffle, accrochant des branches au passage, franchissant des ruisseaux qui murmuraient sous les feuilles, trébuchant dans l’obscurité sur une racine ou un rocher. Il ne s’était pas encore tordu une cheville, mais ça n’allait pas tarder. Le truc qu’on lui avait mis sur la tête l’asphyxiait et il n’était pas parvenu à le retirer à cause de la courroie serrée sous son menton. Il n’y avait même pas d’orifice pour la bouche. Et ça chlinguait le fauve, le vomi, là-dessous. Il clignait des yeux à cause des gouttes de sueur qui lui brûlaient la cornée. Il avait les jambes de plus en plus lourdes et un point de côté : une douleur qui lui comprimait les organes juste sous les côtes. Il n’était pas habitué à courir. Encore moins en pleine forêt. Lui qui ne connaissait que sa cité, ses cages d’escalier, ses coursives et ses points de deal. Il suait comme un porc. Pourtant, il était nu. Ses testicules ballottaient entre ses cuisses pendant qu’il courait de plus en plus maladroitement, ses pieds et ses genoux meurtris par les cailloux. Il aurait dû avoir froid, par cette nuit glaciale de la fin octobre. Mais la course et la trouille lui faisaient bouillir le sang, tandis que des panaches de buée s’élevaient autour du machin passé sur sa tête, dans la clarté cendrée de la lune.
Soudain, il découvrit au-dessus de lui, par les trous de la chose en peau, entre deux murailles d’arbres hautes et noires, une grande lueur éblouissante, une sphère de lumière vaporeuse qui éclatait dans le ciel nocturne, tel un puissant projecteur. Un halo iridescent pour le guider. Il reprit espoir. Un espoir insensé. Il y avait quelqu’un, une maison… du secours…
Il entendit de nouveau les voix d’hommes derrière lui, en bas de la pente, dans les ténèbres d’où il venait. La terreur ressurgit. Il en eut presque la nausée. Il accéléra, mais l’acide lactique accumulé dans ses quadriceps le ralentissait. Il pria pour ne pas avoir de crampe – pas maintenant ! Son sang se ruait dans ses artères. Hémoglobine, leucocytes, lymphocytes. Le sang, c’était la vie.
Et il voulait vivre. Il adorait la vie.
2 H 30 DU MATIN. Il roule sur la petite route de plus en plus étroite à mesure qu’elle grimpe et descend les collines de l’Ariège, loin au sud de l’agglomération toulousaine. S’enfonçant dans la forêt. En ressortant pour longer des prairies et des fermes isolées. Avant de s’y enfoncer de nouveau.
Il faisait nuit noire. Le jour ne se lèverait pas avant plusieurs heures.
Il avait terminé son service à l’hôpital et il rentrait chez lui. Quand il arriverait, sa femme et ses gosses dormiraient et, quand ils se lèveraient, c’est lui qui dormirait du sommeil du juste. Du juste ? Ça restait à voir. Les mains sur le volant, il renifla le col de sa chemise. Il lui avait offert le même parfum qu’à sa femme, mais elle en mettait trop.
La nuit et les bois défilaient, noirs comme le péché, tandis qu’il enfilait les virages. Il était seul sur la route. Le spectacle de la forêt et des tournants s’enchaînant dans la lueur des phares avait quelque chose de dangereusement hypnotique.