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— Les parents de la victime ? suggéra quelqu’un.

— Exact. Et qui d’autre, d’après vous ? N’oublions pas non plus que si les chaînes d’info et les réseaux sociaux s’emparent du truc, cette histoire va enfler comme la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf. Vous voyez le merdier ?

— Oui, on voit, confirma sobrement Samira.

— Commandant, dit le commissaire, satisfait de son petit numéro, en se tournant vers Servaz, si vous partagiez avec nous les résultats de l’autopsie ?

— Lune des chasseurs, dit Martin.

— Quoi ?

— C’est la première chose que le Dr Djellali a dite : c’est la lune des chasseurs…

Il vit la mine ahurie de Chabrillac. Leur résuma la soirée. Il n’eut pas besoin d’en faire des caisses pour que leurs mirettes s’agrandissent quand il leur décrivit l’épisode du mort qui se réveille. Encore une fois exclamations et stupeur. N’eut pas à en faire des tonnes non plus quand il leur expliqua que le mot JUSTICE avait sans doute été tatoué sur la poitrine du jeune homme avec un de ces fers chauffés au rouge comme on en voit dans les films de cow-boys. Il sentit que cette conviction qu’il avait eue, dès l’examen du corps sur la route, que le Mal dans son expression la plus pure était à l’œuvre ici, ils la partageaient à présent avec lui.

— Le gamin avait aussi un carreau d’arbalète planté dans l’épaule, continua-t-il. Il a l’air de fabrication standard. Il a été envoyé au labo pour déterminer sa provenance et surtout l’endroit où il a été acheté.

Dans la salle, on aurait pu entendre une mouche voler.

— Une arbalète ? répéta Chabrillac.

— Il y a eu un cas à Clichy en 2018, intervint Vincent Espérandieu qui avait cherché sur Internet et dans le SALVAC, le système d’analyse des liens de la violence associée aux crimes. Un homme a tiré un carreau dans la tête de son demi-frère avec une arbalète qu’il venait d’acheter. Il avait aussi acheté une tronçonneuse pour découper le corps, un congélateur de six cents litres pour le mettre dedans et du bromazépam pour endormir la victime avant de la tuer. Il y a eu aussi un cas en Allemagne en 2019, dans une charmante auberge de Passau, continua-t-il. Un homme et une femme allongés sur un lit, vêtus de noir, se tenant par la main, tous deux criblés de carreaux d’arbalète. Sur le sol de la même chambre, une autre femme, morte elle aussi, avec une flèche dans le cou. Et à six cents kilomètres de là, dans l’appartement de cette troisième victime, les corps sans vie de deux autres femmes. Un vrai polar. Et on a un dernier cas qui remonte à mai 2009 en Normandie : un crime conjugal.

— Ça confirme l’hypothèse de la chasse, avança Samira. C’était un gibier pour eux…

Servaz éprouva un picotement dans la nuque. Sentit les battements de son cœur s’accélérer. Il songea avec un frémissement à ceux qui se cachaient derrière tout ça, repensa à ce que lui avait dit le technicien dans la clairière : des hommes adultes. Et trois véhicules. Plus le gosse courant nu dans la forêt. En pleine nuit. Il eut un nouveau frisson.

— Ils n’ont pas eu de chance, dit-il soudain en élevant la voix. La probabilité qu’une voiture passe sur cette route à cette heure-là était extrêmement faible.

Il marqua une pause.

— Qu’auraient-ils fait si cette voiture n’avait pas heurté Moussa Sarr ? Si aucune voiture n’était passée ? Selon le conducteur, Moussa Sarr avait peur avant même de découvrir le véhicule… Une peur comme le chauffeur « n’en avait encore jamais vu », ce sont ses mots. On peut certes mettre ce témoignage sur le compte de l’émotion. Mais il y a fort à parier que, sans cette voiture, ses poursuivants auraient rattrapé Moussa, qu’ils l’auraient tué et qu’ils auraient fait disparaître son corps. Et on n’en aurait plus jamais entendu parler.

— Où voulez-vous en venir, commandant ? demanda Chabrillac d’une voix prudente, comme s’il redoutait la suite.

— Ils étaient très organisés… Ils avaient repéré cette clairière au milieu de nulle part et difficile d’accès pour les voitures… Ils avaient peut-être même des guetteurs : selon les TIC, ils étaient au moins une demi-douzaine, et au moins trois voitures. Et il y a cette tête de cerf… Rien dans cette histoire n’est banal ni fortuit.

— Et alors ?

— Alors, s’ils n’en étaient pas à leur coup d’essai ? Si ce n’était pas la première fois qu’ils… chassaient ?

De nouveau, pendant une poignée de secondes, il n’y eut plus aucun bruit dans la salle. D’autres personnes chassées comme du gibier… L’image fit courir un vent d’effroi à travers l’assistance. Servaz pensa au gamin se réveillant sur la table d’autopsie, les yeux fous, et son estomac se serra.

— Bordel…, fit quelqu’un d’une voix sinistre.

— Dans ce cas, il faut voir si, parmi les disparitions dans la région, il n’y en a pas qui ont le même profil que ce gosse, suggéra Espérandieu.

Servaz se rendit compte que la tension était à son comble.

— Du calme, tempéra Chabrillac en levant ses grandes mains. Du calme… Rien pour le moment ne vient étayer cette hypothèse.

— Mais elle ne peut être totalement écartée, répliqua Samira, qui avait posé ses bottines à semelles surcompensées sur la table et s’était renversée sur sa chaise.

Balayant l’objection de la jeune femme d’un geste agacé, le divisionnaire consulta sa montre :

— Il est tard et nous avons suffisamment de pain sur la planche comme ça. Il nous reste une poignée d’heures pour tout mettre au clair avant d’annoncer la mort à la famille. Évidemment, cette histoire de « mort qui se réveille » à la morgue ne doit pas sortir d’ici. Le service médico-judiciaire ne balance jamais d’infos à la presse ? La légiste est fiable ? demanda-t-il en s’adressant à Servaz.

— Une vraie tombe. Aussi discrète que ses morts.

Il devina quelques sourires derrière les masques, mais la tension ne retomba pas. L’appréhension leur ôtait toute envie de plaisanter, comme c’était le cas d’ordinaire : tous avaient conscience que les prochaines heures et les prochains jours allaient être agités.

— Bien, commandant, je vous laisse répartir les tâches. À la première heure demain matin, vous irez trouver la famille.

Il marqua une pause, fit du regard le tour de la table, s’arrêtant sur chacun, avant de reprendre :

— Vérifiez tout deux fois. Rédigez des rapports impeccables. Passez-y la nuit s’il le faut. Parce que cette affaire, croyez-moi, ça va faire un boucan de tous les diables. Oh oui. C’est un cyclone qui se prépare.

Plutôt une tempête de merde, pensèrent-ils.

MARDI

7

ILS FRANCHIRENT le périph. Direction le Mirail. Un quartier à l’ouest de la ville. Un quart d’heure plus tard, ils se garaient devant un square, au pied des grandes barres d’immeubles.

Le ciel était limpide, lumineux ; le froid les mordit quand ils descendirent de voiture. Ils avaient emprunté la vieille Clio de Samira. Les immats des véhicules banalisés du commissariat – dont le parc n’avait pas été changé depuis trois ans – étaient connues des voyous qui tenaient les barres. Et il y avait longtemps que la police ne s’aventurait plus dans le coin sans l’appui des cow-boys de la BAC ou des treillis bleus de la BST, la brigade spécialisée de terrain.

Servaz se fit la réflexion que les premières victimes de cette situation étaient les habitants eux-mêmes. Des gens qui n’avaient pas les moyens d’aller vivre ailleurs, qui rentraient épuisés, tard le soir, de leur travail, qui devaient montrer patte blanche aux dealers et qui, très souvent, se levaient aux aurores pour aller nettoyer les bureaux de ceux-là mêmes qui, habitant des quartiers plus paisibles, professaient une compréhension de bon aloi et trouvaient aux membres de ces gangs toutes sortes d’excuses, dont la première, celle d’avoir grandi dans un tel environnement, était certes recevable.