Ils marchèrent rapidement entre les arbres, à travers les pelouses du square : les choufs – les très jeunes guetteurs sur les toits et les coursives – avaient un sixième sens pour repérer les flics en civil. Ils n’étaient que deux, Samira et lui. Pas besoin d’attirer l’attention. Ils s’engouffrèrent dans le hall. Heureusement pour eux, il était tôt et les points de deal comme les barrages filtrants à l’intérieur des immeubles n’étaient pas encore en place.
Ils n’eurent pas besoin du code : la porte vitrée était bloquée en position ouverte. Le hall, désert. Servaz appuya sur le bouton de l’ascenseur. Pas de réaction. Les néons du hall clignotèrent. La lumière du matin traçait des diagonales blondes à travers les vitres, et Samira se dit qu’avec les arbres dehors et le lac artificiel ç’aurait pu être un endroit presque agréable. Ça l’était peut-être, à certains moments de la journée. Il appuya de nouveau. Rien. Ils empruntèrent la cage d’escalier. Une barrière métallique comme en utilisent les forces de l’ordre traînait au bas des marches. Plus tard elle servirait aux dealers pour filtrer l’accès et stopper les importuns.
Servaz tendit l’oreille en montant. Difficile de distinguer, parmi les nombreux bruits qui descendaient des étages, celui qui pouvait représenter un danger.
Des voix s’élevèrent à l’intérieur de l’appartement quand ils sonnèrent. Ils entendirent des pas : quelqu’un venait. Le battant s’ouvrit sur un homme dans la trentaine vêtu d’un sweat à capuche et d’un jean noirs, chaussé de sandales de sport. Servaz le reconnut. Il avait vu sa photo dans le dossier qu’il avait parcouru cette nuit avant de dormir quelques heures, les bras croisés sur son bureau. Chérif Sarr. Le frère. Le curateur de Moussa.
Sarr aîné avait un regard aussi meurtrier et aigu qu’une paire de dagues, des pupilles étincelantes, un visage à la mâchoire puissante et une longue barbe noire taillée en carré. Les muscles de ses épaules, de sa poitrine et de ses bras, ronds et saillants, gonflaient son sweat-shirt.
Servaz lui présenta sa carte. Chérif Sarr n’y jeta même pas un coup d’œil, préférant regarder Martin dans les yeux, le visage dur et dépourvu d’expression. Servaz se raidit. Quelque chose clochait : Chérif Sarr savait visiblement à qui il avait affaire. Et surtout, il s’attendait à leur visite.
Il maintint la porte ouverte sans un mot. Samira et Martin s’avancèrent. On entendait l’écho d’une télévision dans un appartement voisin, à travers les cloisons minces. Un salon au bout du couloir. Une femme dans la cinquantaine sanglotait, les traits ravagés par le chagrin, et un homme du même âge qu’elle, en costume-cravate, se tenait debout au milieu de la pièce. À leurs attitudes et à leurs positions, Servaz comprit qu’ils n’étaient pas mari et femme. Du reste, il avait lu dans le dossier que Moussa Sarr avait été élevé par sa mère.
L’homme en costume les observait d’un air réprobateur, en pinçant les narines comme s’il avait reniflé une mauvaise odeur. Il ne semblait pas véritablement affecté, affichant plutôt une peine de circonstance. Avocat, pensa Servaz. Pourquoi était-il là ? Pour s’assurer que la police faisait bien son travail ?
— Madame, je vous présente mes condoléances, commença-t-il. Puis-je savoir qui vous a prévenue ?
Une voix féminine râpeuse comme du papier de verre s’éleva alors sur sa droite, à la limite de son champ de vision, en même temps qu’une toux rauque de fumeuse :
— C’est moi, commandant.
8
ESTHER KOPELMAN. Cinquante-trois ans. Reporter à La Garonne. Il avait souvent croisé sa route. Elle avait toutes les qualités d’une bonne journaliste : pugnace, coriace, fouineuse, ne se contentant pas d’infos de seconde main. Elle passait régulièrement des soufflantes à ceux de ses collègues qui écorchaient les noms, martyrisaient la syntaxe ou confondaient rumeurs et faits.
Bourreau de travail, indépendante, elle avait aussi les défauts de ses qualités, s’asseyant joyeusement sur le secret de l’instruction comme sur la présomption d’innocence une fois acquise la conviction d’une culpabilité.
Côté physique : un mètre cinquante-deux sans talons, une face large et plate, des cheveux bouclés, à l’évidence teints dans un marron qui évoquait le cirage à chaussures, abusant du rouge à lèvres comme du crayon à sourcils.
— Bonjour, Esther, dit Servaz.
— Salut, Martin.
— Qui vous a dit ? demanda-t-il.
Elle toussa de nouveau, une toux grasseyante :
— Vous ne pensez pas sérieusement que je vais répondre à cette question ?
À la différence des trois autres, elle portait un masque. Elle l’avait cependant abaissé pour siroter une tasse de café qu’elle tenait par l’anse tandis que, de sa main libre, elle maintenait en dessous la soucoupe en porcelaine. Servaz aurait parié que personne n’allait leur en proposer un.
— Qu’est-ce qui est arrivé à Moussa ? leur demanda d’emblée l’homme en costume. Est-il exact, comme nous l’a dit Mme Kopelman, qu’il a été… pourchassé par des individus dans la forêt et renversé par une voiture ?
Pris de court, Servaz cligna des yeux. Il jeta un coup d’œil à la mère, hésita.
— Qui veut le savoir ? demanda-t-il.
— Maître Fonbelle, répondit l’avocat en tirant sur sa cravate et en toisant le policier. Je défends les intérêts de la famille.
Servaz dévisagea le conseil, puis tourna de nouveau son regard vers la mère. Les yeux larmoyants de celle-ci s’arrêtèrent un instant sur Samira ; elle parut déroutée par ce qu’elle voyait. Servaz fit signe à sa coéquipière. C’est elle qui parla. Elle leur décrivit l’accident, la poursuite dans les bois, omit le fait que Moussa avait le mot JUSTICE marqué au fer sur la poitrine, qu’il s’était réveillé sur la table du légiste et qu’on lui avait passé une cagoule en forme de tête de cerf.
Servaz observa la réaction de Mme Sarr. Sa douleur était aussi vaste qu’un océan de larmes. Elle porterait cette image en elle – son fils chassé comme du gibier, courant dans la forêt – jusqu’à la fin de ses jours. Pour elle, Moussa ne cesserait jamais de courir dans cette forêt. C’est ainsi que le deuil fonctionne. C’était l’un des aspects les plus éprouvants de ce métier. Être le porteur des mauvaises nouvelles. Celui qui mettait fin à toute forme de joie et d’espoir.
À son tour, Samira présenta ses condoléances à la mère et au frère. Elle pivota pour regarder celui-ci. Aussitôt, Chérif Sarr toisa la fliquette avec un mépris extrême, une répulsion presque physique, une haine de classe, de principe. Pas seulement parce qu’elle était arabe et flic – parce qu’elle était arabe, femme et flic. Et, à ce titre, doublement méprisable pour un Chérif Sarr. Elle se refusa à baisser les yeux. Servaz surprit une rage énorme, incendiaire, dans ceux du frère aîné.
— Vous avez un suspect ? voulut savoir l’avocat.
— On ne fait que commencer, maître.
— C’est vrai qu’il avait le mot JUSTICE marqué sur la poitrine ? demanda Chérif Sarr d’une voix pleine de fureur.