Servaz sursauta. La mère fondit en larmes. L’avocat fit un pas vers elle, mais Chérif traversa rapidement la pièce pour écarter le baveux et prendre sa mère dans ses bras. Il se tourna vers eux sans cesser de l’étreindre, ses pupilles brûlaient.
— C’est sûrement un coup des keufs, cracha-t-il. Tout le monde sait que la police est raciste. À cause de vous, mon petit frère a bien failli pourrir en prison alors qu’il était innocent !
— Vous l’avez tué ! hurla soudain la mère. C’est la police qui a tué mon fils ! Vous êtes des meurtriers, des assassins !
Servaz resta muet, tétanisé comme s’il avait reçu une gifle. Même s’il la comprenait, cette colère. À l’instar de nombre de ses collègues, ne se sentait-il pas furieux chaque fois que des flics confortaient l’image d’une police structurellement raciste, déshonorant ainsi l’ensemble d’une profession ? Il se tourna vers la journaliste :
— C’est vous qui leur avez mis cette idée en tête ?
Esther Kopelman demeura silencieuse, l’observant d’un air impénétrable. Il s’adressa alors à la mère :
— Je veux vous parler, hors de la présence de ces personnes, lui dit-il ainsi qu’à Chérif.
Il désigna du menton l’avocat et la reporter.
— Pas question, je reste, trancha le baveux.
Servaz réprima un soupir. La mère de Moussa Sarr se tourna vers Esther Kopelman. Celle-ci inclina la tête, reposa sa tasse sur la table du coin salle à manger.
— Madame Sarr, je vous renouvelle toutes mes condoléances. Je suis vraiment, sincèrement désolée. Vous avez mon numéro. Chérif, prenez soin de votre mère.
Elle se dirigea vers la porte, saluant Servaz au passage.
— QUAND EST-CE QUE vous l’avez vu pour la dernière fois ? demanda-t-il.
La mère lui jeta un regard méfiant, hostile, hésita.
— Vendredi… Ou jeudi… Jeudi, répondit-elle.
Ils étaient assis dans les canapés et les fauteuils du salon.
— Et quand est-ce qu’il vous a appelée pour la dernière fois ?
— Je ne me souviens plus… La semaine dernière… Il ne m’appelait pas souvent.
— Il vous a appelée ce week-end ?
Elle tamponna ses yeux avec un mouchoir.
— Non.
— Donc, vous étiez sans nouvelles de lui depuis jeudi ?
Sur le canapé, la mère se tortilla, hocha la tête.
— Et ça ne vous a pas inquiétée ?
— Moussa était majeur, intervint Chérif, assis dans un fauteuil à droite de Servaz. Il ne dormait pas toujours ici. Il disparaissait et il reparaissait. Ça n’avait rien d’inhabituel.
— Et il dormait où quand il ne dormait pas ici ? s’enquit doucement Samira.
Chérif Sarr répondit sans la regarder, fixant uniquement Martin :
— Chez des potes à lui… chez des meufs… je sais pas trop… Je vous le répète : Moussa était assez grand pour se gérer tout seul.
— Pourtant, vous étiez son curateur, fit remarquer Servaz.
Chérif soupira. Sa réticence était palpable.
— C’est la juge qui m’a désigné… C’est cette connerie de justice, avec leurs règles débiles. On se demande où ils vont chercher des trucs pareils…
— Et vous vous souvenez de la dernière fois qu’il vous a parlé ?
De nouveau, Chérif les fusilla du regard.
— Pourquoi toutes ces questions ? Je vous l’ai dit : cherchez plutôt de votre côté… Vous l’avez tué, répéta-t-il. Vous ou un de vos collègues… Et maintenant, vous faites semblant d’enquêter… Mais je sais que c’est juste pour la forme, pour pouvoir dire : « Vous voyez, nous avons enquêté. » Je sais que l’affaire sera vite classée…
— Répondez.
Chérif renifla, hésita :
— Jeudi soir. Il m’a appelé pour me dire qu’il ne rentrait pas, qu’il dormait chez des potes. C’est les vacances. Il n’avait pas cours.
— Il avait des ennemis ?
Les pupilles de Chérif s’étrécirent.
— Putain, combien de fois il faut vous le dire ? Vous : les keufs, cracha-t-il de nouveau. C’est des fils de pute de keufs qui ont fait ça…
Ils ignorèrent l’insulte.
— Et à part nous ?
— Qu’est-ce que vous pensez de la famille de cette fille qui l’accuse de l’avoir violée ? proposa le jeune homme froidement.
Pas si bête, se dit Servaz.
— Quand est-ce qu’on pourra récupérer le corps ? demanda la mère. Il aurait déjà dû être enterré…
— Bientôt, éluda Servaz.
Il se leva.
— On va examiner sa chambre, si vous le permettez. Qui est entré dedans depuis jeudi ?
— Moi, répondit la mère faiblement, pour ramasser son linge sale et pour faire le ménage…
Elle se mit à pleurer et Chérif vint s’asseoir près d’elle.
LES POSTERS AUX MURS représentaient des rappeurs au torse musculeux, couverts de breloques en or, tels des demi-dieux antiques qu’on aurait coiffés de casquettes snapback, des affiches de concerts, de puissantes et rutilantes voitures de sport contre lesquelles s’appuyaient des filles en bikini.
Toute une grammaire du désir et du manque, un univers chimérique, une réalité factice destinée à masquer l’autre réalité : celle du béton, de la frustration, de ces franges périurbaines reléguées loin du centre où on parquait les jeunes comme Moussa en espérant que leur rage n’arriverait pas jusqu’aux beaux quartiers. Mais on pouvait toujours interposer des boulevards périphériques, des rocades, des no man’s lands, le fleuve de la colère finissait par sortir de son lit. Quand vous vous sentez marginalisé, écarté, dévalué, culpabilisé génération après génération, comment ne pas accueillir en soi la haine et le désir de vengeance ?
Servaz et Samira avaient passé des gants de nitrile bleu et ils soulevaient oreiller et matelas, s’agenouillaient pour regarder sous le lit, ouvraient les tiroirs du petit bureau, la penderie, examinaient les étagères.
— Je me demande, dit Samira en contemplant une affiche de Grand Theft Auto V, quelle est la probabilité qu’un gosse qui joue depuis son plus jeune âge à des jeux vidéo ultraviolents où il faut tuer, frapper et voler pour gagner des points, qui écoute des rappeurs qui se prennent pour des gangsters et qui se vantent de choses qu’ils n’ont pas faites, un gosse qui sait de surcroît qu’il n’a aucun avenir et qu’il est beaucoup plus facile de se faire du blé en entrant dans le business plutôt qu’avec un job normal, job qu’il aura de toute façon plus de mal à obtenir que n’importe quel jeune de son âge qui vient d’ailleurs… je me demande quelle est la probabilité qu’un tel gosse tourne mal, et celle qu’il tourne bien ?
Bonne question, pensa Servaz.
— Attention, j’aime le rap et les jeux vidéo, nuança-t-elle en poursuivant sa fouille. Y a du rap avec du contenu, des garçons et des filles qui ont vachement de talent… Et je suis pas assez débile pour penser que jouer à ces jeux suffit à faire de vous un psychopathe.
Elle examina un tiroir, montra à Servaz trois clés USB et un disque dur externe, les glissa dans un sac faradisé pour pièces à conviction électroniques qu’elle avait sorti de sa poche.
— N’empêche. Ces faux gangsters de mes deux qui jouent aux caïds pour vendre leur musique, ces bouffons qui mettent la cervelle des mômes à l’envers, c’est eux qu’il faudrait foutre en taule…
Sa voix tremblait de fureur.
— On se concentre, suggéra Martin.
— Mouais… On embarque la console de jeux aussi ?