Il s’interrompit pour jeter un coup d’œil à la PS4 sur le bureau.
— Oui. Il pourrait y avoir des données Internet, des fichiers ou des contacts à l’intérieur.
Samira glissa la console dans un grand sac rectangulaire. Elle alluma l’ordinateur portable. Mot de passe. L’éteignit, le referma et le glissa dans un autre sac gris métallisé.
— Regarde, dit-elle.
De sa main gantée elle brandissait un livre en édition de poche. Un coran. Elle l’ouvrit, le feuilleta. Il était copieusement annoté. Sur la page de garde était écrit, au stylo : Chérif Sarr.
SERVAZ CONSULTA sa montre. 9 h 30. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il était temps de mettre les bouts.
— Je vous tiendrai personnellement au courant des avancées de l’enquête, dans la mesure où ce que je vous dirai ne compromettra pas la suite de nos investigations, dit-il à la mère. Vous pouvez passer au commissariat quand vous voulez. Vous me demandez, je descendrai vous chercher…
Il lui tendit sa carte. Elle le remercia du bout des lèvres. Dans un coin, Chérif Sarr les observait.
Dehors, des nuages couleur acier avaient gagné tout le ciel au-dessus des immeubles, voilant le paysage d’une cendre grise et lui refusant cette gaieté que le soleil confère même aux endroits les plus sinistres.
Ils marchèrent jusqu’à la Clio garée un peu plus loin. Esther Kopelman fumait au pied d’un arbre, à proximité. Elle les regarda approcher, les paupières plissées derrière le ruban de fumée de sa cigarette, son masque sous le menton.
— Pas d’info à me donner, commandant ?
Samira déverrouilla la voiture en ignorant la journaliste.
— Pas à ce stade, répondit-il. Sauf si vous me dites qui vous a rencardée…
— Désolée, commandant. J’ai une éthique.
— Première nouvelle…
— Vous devriez pas traîner dans le coin, leur lança la journaliste adossée au platane en levant prudemment les yeux vers les coursives. Y a du mouvement là-haut… Je crois que vous avez été repérés.
— Et vous, Esther, vous n’avez pas peur de vous balader toute seule dans le secteur ?
— J’évite de sortir ma carte de presse… De toute façon, personne ne s’intéresse à une dame d’âge mûr trop maquillée et fumant clope sur clope.
Il rit.
— Allez, Martin, donnez-moi juste un petit os à ronger… Et je ferai un papier objectif, vous avez ma parole.
Servaz soupira et contourna la voiture.
— Ça nous aiderait qu’on ne tape pas toujours sur les mêmes pour une fois, dit-il.
— C’est les braves gens de ce quartier qu’il faudrait aider, rétorqua Esther Kopelman. Tout le monde les a abandonnés.
Il hocha la tête.
— Au revoir, Esther, dit-il en ouvrant sa portière.
— Allez… vous ne voulez vraiment pas savoir avec qui le gamin a été vu récemment ?
Servaz s’immobilisa.
— C’est quoi, cette histoire ?
— Donnant-donnant, commandant.
Elle leva les yeux vers les balcons.
— Faites gaffe ! lança-t-elle brusquement.
Servaz suivit le regard de la journaliste. Il bondit en arrière. Le pare-brise de la Clio explosa bruyamment sous l’impact d’une boule de pétanque lancée des étages. Une boule qui, avec cette vélocité, aurait pu lui fracasser le crâne.
— Putain ! rugit Samira, furieuse.
Une deuxième boule vint aussitôt s’enfoncer dans le toit de tôle avec un bruit de métal torturé, y creusant un petit cratère. Des cris descendirent des coursives. Ils virent des silhouettes jaillir des immeubles plus loin. Aucune ne portait de masque et on discernait des bouches ouvertes sur des hurlements. Les silhouettes se mirent à courir dans leur direction.
— Faut qu’on dégage ! lança Samira.
— Le gamin, dit Servaz précipitamment en direction de la journaliste, il avait une tête de cerf sur lui…
— Une tête de quoi… ?
— De cerf ! Un genre de truc en peau avec une fermeture éclair ! Alors, c’est quoi votre info ?
Esther Kopelman écarquilla les yeux. L’espace d’un instant, elle parut véritablement déroutée. Soudain, dans un fracas assourdissant, un lave-linge vint exploser sur la chaussée à moins de quatre mètres de la Clio. Des jets d’objets divers suivirent. Boulons, bouteilles, cailloux. Servaz dut se baisser pour en éviter un qui passa tout près de son visage.
— Faut s’en aller ! aboya Samira.
Il ne put s’empêcher de penser à ce qui s’était passé trois semaines plus tôt à Herblay, en région parisienne : deux collègues extraits de force de leur voiture, roués de coups, massacrés, boîte crânienne défoncée, artère fémorale sectionnée, avant de recevoir six balles tirées de leurs propres armes de service dans le bas-ventre et les genoux… Le 18 juillet à Lyon, c’était une jeune gendarme qui était tuée après avoir été traînée sur plus de huit cents mètres par une voiture. Aucun flic de ce pays ne pouvait éviter d’y songer chaque fois que la situation se tendait. L’information avait fait à peine trois minutes dans les journaux télévisés et ces victimes-là avaient été très vite oubliées. Contrairement à d’autres. Servaz regrettait que des actes d’une aussi indicible sauvagerie suscitassent moins d’intérêt dans la presse et soulevassent moins d’indignation sur les réseaux sociaux et chez certains politiques et artistes que ceux de policiers racistes et violents, qu’il aurait personnellement envoyés en prison, tant leurs actions lui faisaient honte. Il regrettait qu’il y eût une hiérarchie dans l’indignation comme dans la haine. Mais il savait que c’était dans l’ordre des choses. Depuis toujours, dans les films comme dans la littérature, le flic était l’ennemi de classe, le bras armé de l’État, le symbole de la répression. Et, de fait, c’est ce qu’il avait été pendant des siècles et continuait d’être en certaines occasions.
Esther Kopelman s’écarta prudemment de l’arbre. Samira avait mis le contact ; elle passa rapidement en marche arrière, se pencha vers Servaz. Des jeunes couraient vers eux, à moins de trente mètres.
— Allez, Martin, monte !
Erik Lang, un écrivain soupçonné de plusieurs meurtres, lui avait dit un jour : « Vous faites un sale métier. » Servaz se souvenait pourtant d’avoir vu dans un petit cinéma art et essai ce film, L’Horloger de Saint-Paul, où un personnage disait : « Donnez un permis de port d’arme et un revolver à un ouvrier, il devient un flic. » Il savait également que la solidarité comme la compassion s’arrêtent toujours aux limites du clan, du groupe, de la fratrie, de la famille spirituelle. Elles vont rarement au-delà. En fait, jamais…
Un pavé entra dans l’habitacle par le pare-brise fracassé et atterrit sur la banquette arrière. Pendant ce temps, la journaliste s’avançait vers sa voiture avec un sang-froid sidérant, comme si tout ça ne la concernait pas.
— Moussa Sarr, leur lança-t-elle en s’éloignant, il a été vu à plusieurs reprises en compagnie d’un homme qui n’était pas de la cité. Le genre avec du fric. Un Blanc…
9
NUIT DU LUNDI 26 octobre. Ariane écoute le silence. La peur est toujours là. Aussi présente. Aussi forte. Elle ne peut empêcher son cœur de s’affoler.
Il n’y avait pourtant aucun bruit dans la maison qui justifiât sa terreur nocturne, mais l’absence de bruit n’était-elle pas plus inquiétante que le bruit lui-même ? Tout était désormais terrifiant pour Ariane. Une voix d’homme inconnue à travers une porte, par exemple. Ou des pas derrière elle dans la rue. À la fac, un de ses amis lui avait parlé de la Nakba, un mot arabe qui signifiait « catastrophe » ou « cataclysme ». Il lui avait dit qu’il désignait historiquement l’exode de 700 000 Palestiniens chassés de leurs terres après les guerres israélo-arabes de 1948. Elle avait retenu le mot. Nakba… En se faisant la réflexion qu’elle avait connu sa propre « Nakba ». Son propre cataclysme.