Elle eut soudain envie qu’on soit déjà le matin. Le matin était le rivage qu’elle cherchait à atteindre chaque soir quand la nuit tombait. Jour après jour. Tel un nageur à bout de forces. Mais, avant cela, il fallait traverser la nuit. Avec elle revenait le souvenir de leurs cris, des rires, de leurs mains sur elle, de leurs haleines chaudes sur son visage, de tout…
Elle sentit une larme couler. Eut envie de vomir. Mais c’était la peur qui l’emportait. Dans cette chambre au bout du couloir, au premier étage, elle s’éprouva tout à coup vulnérable. Quand elle était petite, elle faisait souvent des cauchemars. À l’adolescence, elle avait lu qu’il existait dans le folklore japonais une créature qui se nourrissait de rêves et de cauchemars. Le baku. Elle adorait tout ce qui avait trait à la culture japonaise. Les mangas, les animes. Elle ignorait jusqu’à l’année dernière qu’il existait de vrais bakus, des individus qui se nourrissent des cauchemars des autres – et qui les créent aussi.
Elle se leva. Sortit de la chambre. Remonta le couloir et entrebâilla la porte à l’autre bout.
Profondément endormis, ses parents n’entendirent pas le gémissement du battant. Leurs respirations étaient si calmes. Ils étaient allongés dans le grand lit défait, à un bon mètre de distance l’un de l’autre, son père sur le dos, sa mère sur le côté, aussi exposés que des antilopes dans la savane.
La lune se glissait entre les rideaux, éclairait leurs visages si pâles. Aussi pâles que des… morts. L’espace d’un instant, Ariane les imagina allongés dans leurs cercueils, l’un à côté de l’autre, et sa peau se couvrit de chair de poule sous son pyjama. Elle eut un haut-le-cœur, se demandant ce qu’elle deviendrait si papa et maman mouraient. Qui la protégerait alors ? Qu’adviendrait-il d’elle dans cette grande maison vide, à la merci des fauves qui rôdaient dehors ? De tous ces prédateurs en chasse, en quête d’innocence comme la sienne…
Elle alla sur la pointe des pieds jusqu’au fauteuil, dans l’angle près de la fenêtre. S’y pelotonna. Attrapa le plaid et s’en couvrit jusqu’au menton. Regarda les visages inertes de ses parents. Elle ferma les yeux. Sa respiration se fit plus lente, plus profonde. La seconde d’après, elle dormait.
LES VOIX LA RÉVEILLÈRENT. Aussitôt, elle eut peur. Elle regarda autour d’elle. Elle était toujours dans le fauteuil. Ni papa ni maman ne l’avait réveillée. Ce n’était pas la première fois, tant s’en fallait, qu’ils la trouvaient là depuis la Nakba. Elle considéra la pendule Directoire sur la cheminée en marbre de Carrare.
Il était presque 11 heures du matin, ce mardi. Elle se souvenait d’avoir quitté sa chambre vers 4 heures. Elle avait dormi sept heures d’affilée dans ce fauteuil. Elle se leva avec difficulté. Sentit des coups d’aiguille dans ses genoux et ses fesses ankylosés quand elle se déplia. Tendit l’oreille. Les voix provenaient du rez-de-chaussée. Elle capta celle de son père parmi elles et son palpitant se calma : un échange amical, sans menaces ni insultes, bien qu’elle ne parvînt pas à entendre ce qui se disait. Enveloppée dans le plaid, elle sortit de la chambre pieds nus, s’approcha de l’escalier à la rampe dorée. Les voix montèrent, plus nettes, jusqu’à elle :
— Un seul de ces barbares a été condamné, était en train de dire son père.
— Moussa Sarr…, dit une voix d’homme inconnue.
— C’est ça. Mais il a été libéré par cette juge… pour un vice de procédure… Vous vous rendez compte ? Après l’enfer qu’il a fait subir à ma fille !
— Moussa Sarr est mort, dit la voix.
— Comment ? demanda son père.
Un voile de sueur glacée tomba sur son visage. Son cœur parut vouloir se hisser dans sa gorge, comme si elle allait le recracher d’un instant à l’autre. Elle fila dans sa chambre, claqua la porte, se jeta sur son lit, se recouvrit du drap, de la courtepointe et de tous les oreillers disponibles. Couchée en chien de fusil dans cette caverne de tissu, isolée du monde extérieur, elle laissa son pouls qui battait dans son cou ralentir et la terreur la quitter lentement.
— IL A ÉTÉ… pourchassé dans une forêt en Ariège la nuit dernière et, en voulant échapper à ses poursuivants, percuté par une voiture, répondit Servaz.
— Pourchassé ? répéta Clovis Hambrelot en écarquillant les yeux. Par qui ?
Servaz fixa le père d’Ariane.
— Ça, c’est ce que nous essayons de déterminer. Nous n’en sommes qu’au début de l’enquête. Vous-même, monsieur Hambrelot, vous auriez une idée de l’identité de ces gens ?
Clovis Hambrelot jeta un regard en coin à Samira, s’éclaircit la gorge :
— Non… Mais, évidemment, ce n’est pas moi qui vais pleurer la mort de ce jeune homme…
— Vous êtes pour la peine de mort, monsieur Hambrelot ?
— Pourquoi cette question ?
— Répondez.
— Non. Je suis contre. Tout ce que je demandais, c’est que cette ordure se retrouve en prison pour très longtemps, lui et ses complices. Au lieu de ça, il était libre comme l’air et ses avocats ont passé leur temps à salir la réputation de ma fille.
Clovis Hugues Hambrelot. Fondateur et P-DG de C2H Aviation, une entreprise sous-traitante d’Airbus. Par voie de conséquence, pour employer un euphémisme cher aux économistes : en difficulté. Depuis que les avions étaient cloués au sol dans leur très grande majorité et que les aéroports sonnaient le creux, le carnet de commandes d’Airbus était aussi vide que le désert de Gobi. C2H Aviation fabriquait des pièces détachées d’avion et l’avionneur représentait 80 % de sa clientèle. Dans les allées de l’usine basée à Blagnac, à peine cinq machines sur trente fonctionnaient, le stock de pièces détachées prenait la poussière sur les étagères et les trois quarts des salariés étaient au chômage partiel. Comme pour les centaines d’entreprises sous-traitantes d’Airbus dans la région, la crise sanitaire avait mis un coup d’arrêt brutal à une décennie de prospérité, alors que six mois plus tôt la boîte croulait sous les commandes.
— Vous avez parlé à d’autres personnes de ce qui est arrivé à votre fille ? demanda Servaz.
Le père d’Ariane acquiesça d’un hochement de tête. Il portait ce matin-là un pull et un jean griffés. Ses pieds nus étaient posés sur un tapis Keshan qui devait valoir son prix. Servaz lui donnait dans les quarante ans.
— Bien sûr, dit-il.
— À qui ?
— À mes avocats, aux policiers qui ont mené l’enquête, à des amis, aux journalistes…
Servaz pensa soudain à la phrase d’Esther Kopelman : « Moussa Sarr a été vu avec un grand type, le genre avec du fric, un Blanc… »
— Est-ce que vous avez déjà rencontré Moussa Sarr en dehors du tribunal ? demanda-t-il. Est-ce que vous vous êtes rendu dans son quartier, monsieur Hambrelot ?
— Hein ? Non !
— Vous êtes chasseur ? voulut savoir Samira.
— Quoi ?
— Vous m’avez entendue.
— Non…
— Est-ce qu’on pourrait parler à votre fille, monsieur Hambrelot ? dit Servaz.
— Elle est encore très fragile, même si ça fait plus d’un an maintenant. Elle voit un psychologue et un psychiatre toutes les semaines. Elle…